«Al mihnatou Al Kabira» (La Grande catastrophe). «Kouwa Al Ridda» (Les forces du recul, de la défection, du rebond ou même les apostats). «Daoula madania, ra’ijata al Arkan» (Un Etat civil aux larges prérogatives ou étendues..). Oserons-nous espérer de la part de personnes qui perpétuent une terminologie fort usitée rappelant les premiers temps de la conquête islamique et qui, sans vouloir le montrer, révèlent des ambitions de la grande Oumma arabo-musulmane qu’ils pensent tout d’abord Tunisie, qu’ils aient un regard tourné vers l’avenir et qu’ils engendrent un Etat civil et une société ouverte?
C’est pourtant ce que n’ont pas arrêté d’affirmer et réaffirmer les maîtres d’œuvre d’Ennahdha lors de la conférence de presse organisée mardi 17 juillet au sortir d’un congrès historique car, pour la première fois, public et non clandestin. Un congrès qui instruit sur la vision socioéconomique et politique du parti Ennahdha. Un congrès lequel, sans grande surprise, a reconduit à sa tête Rached El Ghannouchi un des pères fondateurs et qui bénéficierait d’un large consensus auprès des militants de longue date du parti et de ses bases. Un Rached Ghannouchi qui pourrait bénéficier de deux mandats de 4 ans de plus à la tête d’Ennahdha.
Une élection qui a tiré sa légitimité de la base comme une «Moubaia» et qui place le sheikh en dessus de tout et de tous. Sorti vainqueur haut la main au premier tour grâce à 744 voix et 73,45% de l’ensemble des votants approuvés dont le nombre s’élève à 1013. Il jouirait d’un large consensus laissant loin derrière lui un Sadek Chourou avec 63 voix, un Abdelkrim Al Harouni avec 47, Habib Ellouze 36, et un Abdelfattah Mourou qui a voulu rejoindre de nouveau le giron de ses premières amours et s’est retrouvé tout juste avec 34 voix approuvant son élection à la tête du parti. Enfer et damnation! «Le statut interne d’Ennahdha n’autorise personne à se porter candidat, il est mandaté par ses disciples sans parler de ceux qui ont annoncé leur désistement comme Hamadi Jebali ou Sahbi Atig», a tenu à préciser Abdeltif El Mekki, membre du bureau exécutif du parti islamiste et ministre de la Santé au gouvernement de la Troïka.
Il reviendrait donc aujourd’hui à Rached El Ghannouchi de désigner les membres du bureau politique Ennahdha dans l’ordre de leur représentativité et au «Majliss Al Choura» de ratifier. Ce Majliss Al Choura, c’est Sadek Shourou qui le présiderait, vainqueur prédestiné avec 731 voix sur les 590 candidats mandatés, suivi par El Ajmi Lourimi, élu par 721 congressistes.
Le nombre des membres de Majliss al Choura est de l’ordre de 150 dont 100 sont élus et les 50 autres désignés par les 100 premiers selon certaines conditions. «Ce que je vous annonce aujourd’hui est sous réserve de confirmation et dépend de modifications d’ordre légal mais qui ne changeront pas grand-chose aux résultats finaux. Ceux qui seront sélectionnés pour le bureau exécutif ne pourront plus figurer au Majliss Al Choura».
Quand on ne se trouve pas aux premiers rangs du bureau exécutif, nous sommes tout de suite placés aux devants de la scène au Majliss Al Choura. Fascinante, cette capacité du mouvement Ennahdha à concilier entre ses modérés et ses durs et surfer sur toutes les vagues. Aux journalistes présents à la conférence de presse, Rached Ghannouchi a tenu à rassurer ses partisans présents et potentiels: «Nous sommes un mouvement ouvert et tellement large que nous pouvons réunir en notre sein toutes les mouvances, qu’elles soient ouvertes ou conservatrices avec en toile de fond l’islam et ses valeurs».
Les congressistes Ennahdha élisent leur président, le peuple tunisien élit un parlement…
Quant à élire le président par les congressistes Ennahdha alors que le parti lui-même plaide pour un régime parlementaire, l’argument est tout prêt: «Le Sheikh Rached Ghannouchi, en tant que fondateur, en tant que référence intellectuelle et en tant que penseur et homme de savoir, n’est pas sujet à discussion au sein du mouvement tout comme le rôle qu’il y a joué ou de ce qu’il lui a donné. Dans cette phase transitoire où les événements s’accélèrent, nous avons estimé que c’est le meilleur moyen d’accompagner l’évolution du pays et nous adapter au renouveau du mouvement sans perdre notre assurance et stabilité», Explique Abdelatif El Mekki. «Rien de ce que nous décidons n’est délibéré, nous tenons à maintenir les équilibres, à préserver notre leadership et à garder nos compétences pour éviter de rompre l’harmonie du mouvement avec des garanties». Ce qui revient à dire que «Majliss al Shoura» aura à traiter les dossiers internes du mouvement, à évaluer ses réalisations, mettre en place des mécanisme de contrôle et d’audit financier et administratif et en rendre compte dans deux ans lors d’un congrès extraordinaire».
Le Sheikh jouirait également d’une grande popularité auprès de ses condisciples et en même en dehors de la sphère Ennahdha, affirme M. El Mekki, ce qui revient à dire que l’élire en tant que président par les congressistes ne doit pas forcément offrir un modèle à suivre auprès du peuple pour lequel «un régime parlementaire serait plus approprié, car nous estimons qu’il est immunisé contre les carences de ce régime qui consiste en la faiblesse du pouvoir hégémonique, les divisions et les clivages. Nous sommes unis géographiquement, racialement et culturellement. Le régime présidentiel a montré ses limites dans notre pays, c’est ce qui explique notre détermination à instaurer un régime parlementaire pour qu’il y ait répartition des rôles entre le Parlement, le gouvernement et la présidence».
M. Mekki est-il réellement convaincu de ses thèses? Car le semblant de régime parlementaire que vit aujourd’hui la Tunisie a ôté toutes prérogatives au président, doté le gouvernement de tous les pouvoirs, limité le rôle du Parlement à des débats stériles dont la majorité sort pratiquement gagnante à tous les coups. Pire, qui autorise Ennahdha à faire prévaloir que ce qui est bon pour elle, ne l’est pas forcément pour le peuple tunisien?
Le centrisme, c’est le positionnement du parti islamiste sans tomber dans toute forme d’extrémisme et dans le respect des principes politiques, moraux et légaux qui vont à l’encontre de toute promiscuité avec des corrompus ou des corruptibles. «Ce qui revient à dire que ceux qui seraient proches de près ou de loin de l’ancien régime seront considérés comme des «kouwa Arridda» (Les forces du recul) et nous nous y opposerons de deux manières. Ceux qui ont trompé dans des affaires de malversations seront traduits devant les tribunaux et nous nous battrons contre ceux qui ont soutenu le régime par toutes les manières possibles et imaginables, politiquement et médiatiquement, ou même aller jusqu’à appeler à la promulgation d’une loi pour les exclure de toutes activités politiques».
«Ceci étant, nous traiterons au cas par cas et si nous découvrons des exemples de responsables corrompus, nous prendrons les mesures qui s’imposent, a tenu à préciser Rached El Ghannouchi dont les positions deviennent plus tolérantes selon qu’elles concernent les opérateurs privés ou les hommes politiques…
La légitimité de la prison ou de l’exil ne durera pas encore longtemps, la seule qui restera est celle de la capacité à réaliser et prouver sa compétence. Economie du savoir, de l’intelligence, quête de la technologie, valorisation des élites et mise en place de stratégies en direction de la jeunesse, des femmes et des élites, une société ouverte par la libéralisation et le renforcement du rôle de la société civile et des ONG en tant que garde-fous.
Telles semblent être les lignes directrices du mouvement Ennahdha qui tient à rappeler l’importance de son ancrage maghrébin, arabo-musulman et mondial adapté à un Etat civil…
Reste que le discours aussi bien de Abdeltif El Mekki que de Rached El Ghannouchi lors de la conférence de presse n’est pas aussi rassurant qu’ils veulent bien le montrer car sous les grands titres pompeux d’ouverture, de tolérance, de pardon, on lit dans les gestes, les expressions, les réactions toute une histoire de luttes politiques, de combats idéologiques et de souffrances physiques et morales lesquelles, méritées ou non, n’ont pas été vraiment dépassées et nous revenons finalement à l’éternelle question: Quels risques pour que les opprimés d’hier deviennent les oppresseurs d’aujourd’hui?