Au
regard de certains faits divers graves qui ont eu lieu, ces jours-ci, tout
Tunisien moyen normalement constitué ne peut pas s’interdire de s’inquiéter
légitimement quant à l’avenir du pays et à sa stabilité séculaire. La
crédibilité de l’Etat, particulièrement des forces de sûreté, est, hélas,
sérieusement ébranlée et mise à rude épreuve, à maintes reprises, par «des actes
irréfléchis» à la limite du banditisme, de l’insubordination et de la rébellion.
Pour en rappeler quelques uns, il y a d’abord ces marins pêcheurs du port
Mellita (Iles de Kerkennah) qui, pour libérer un des leurs pris en flagrant
délit de braconnage et de pêche illicite dans le Golfe de Gabès, ont décidé,
dans un acte de folie, de forcer la libération de leur collègue en prenant tout
simplement en otage 15 pauvres marins pêcheurs de Gabès et en incendiant, à leur
retour, à Mellita, le poste des garde-côtes de Sidi Youssef et un véhicule de la
garde nationale. De très lourdes charges dont il faudrait assumer la
responsabilité devant la loi.
Heureusement, la police a réagi vite, libéré les otages et arrêté plusieurs de
leurs preneurs. Néanmoins, il est difficile pour le commun des gens d’oublier si
vite un incident si grave.
Vient ensuite l’affaire de cette caissière salafiste, employée dans une grande
surface à Boumhel (banlieue-ouest de Tunis), qui a lesté, avec un grand
sang-froid et conviction, à son employeur, la somme de 40 mille dinars environ.
Interpellée sur les motifs de son geste, elle a indiqué qu’elle entendait se
faire justice et réparer par elle-même les exactions et préjudices subis avec
son mari, du temps du dictateur de Ben Ali.
Autre acte de rébellion, le plus spectaculaire d’entre tous, peut-être, c’est
celui commis par ce jeune de Tajerouine (nord-ouest) qui a osé hisser le drapeau
d’Israël sur le toit du siège de la Délégation.
A travers son geste, par lequel -est loin d’être beau, et ce quel que soit son
état de «désespoir-, il protestait ainsi contre le refus des autorités locales
de lui accorder un logement et une autorisation pour ouvrir un bureau de tabac.
Arrêté et transféré au Kef (chef lieu du gouvernorat), le jeune est ensuite tout
simplement relâché sous la pression de la réaction en sa faveur des habitants de
la ville, et particulièrement d’un parent qui a menacé de s’immoler. La police a
dû céder à la pression de la rue, libérer l’énergumène et se contenter de
dresser un procès-verbal.
Last bust and not least, le cas de ce Bouzidi qui, mécontent des autorités
locales qui n’auraient satisfait que pour moitié ses revendications en lui
accordant une dizaine d’ovins (source de revenu qui est loin d’être négligeable)
et en reportant, à plus tard, des fonds destinés à l’amélioration de son
logement, a osé, dans un acte de bravade inouïe de couper la route reliant Sidi
Bouzid et Bir-hfay. Et quand il fut arrêté par la gendarmerie, il a été relayé
par des membres de sa famille.
Et la liste de ces faits divers est loin d’être finie. A la recherche de
sensationnel, les médias, persuadés que leurs lecteurs en sont férus, nous en
gratifient chaque jour par dizaines et en rajoutent parfois. Reste maintenant
les enseignements à tirer.
La Troïka, tout comme les acteurs politiques et sociologues du pays,
gagneraient, à notre avis, à observer de près ces actes irréfléchis qui, bien
que circonscrits, demeurent inquiétants à moyen et à long termes, car ils
augurent de nouveaux modes comportementaux sociaux dangereux, lesquels, pour peu
qu’ils se généralisent, par effet d’entraînement, risquent de compromettre la
pérennité de la société tunisienne et son équilibre.
Ces actes font peur dans la mesure où ils viennent prouver, par la témérité et
la détermination de leurs fauteurs, le peu de cas qu’on fait, aujourd’hui, de la
police. Certains Tunisiens ne la craignent plus et osent la braver.
De même, ces actes font peur en ce sens où les personnes impliquées ont pour
point commun la volonté de se faire justice, tous seuls, autre signe révélateur
du degré de confiance que nourrit cette catégorie de Tunisiens à l’endroit de la
justice.
Cette même justice que la Troïka s’emploie, ces jours-ci, à en réduire
l’indépendance et à manœuvrer pour retarder au maximum la promulgation de la loi
sur l’Instance provisoire de l’ordre judiciaire qui devrait se substituer au
Conseil supérieur de la magistrature.
Au delà de tous ces dérapages individuels et politiques, le grand enjeu pour la
Tunisie réside, de nos jours, dans la réhabilitation de la primauté de la loi,
du respect de la légalité et des Institutions de l’Etat, et ce en dépit de leur
iniquité et «injusticiabilité».
A ce propos, le philosophe Alain disait «L’acte juridique essentiel consiste en
ceci que l’on renonce solennellement à soutenir son droit par la force», avant
d’ajouter: «ce qui est juste, c’est d’accepter d’avance l’arbitrage; non pas
l’arbitrage juste, mais l’arbitrage». Les professeurs en droit rappellent ce
principe en ces termes: la loi est parfaite, on ne la viole pas mais on peut la
critiquer pour la changer.
Mais là, nous sommes à un autre niveau de pensée, bien loin du projet de société
de non-droit promise par la Troïka et son bras armé, les salafistes.