Tunisie : «La démocratie politique est un leurre sans transparence financière»

Par : Autres


financier-17281412455-l.jpgEn
1982, Mansour MOALLA, alors ministre du Plan et des Finances et fondateur de
l’Ordre des experts-comptables, évaluait le besoin de l’économie tunisienne à
2.000 experts- comptables alors qu’ils ne sont aujourd’hui (30 ans après) que
800 (dont le quart est diplômé de l’étranger)… L’année 2012 sera dans les anales
comme l’année des résultats catastrophiques du diplôme national de la “Révision
comptable l’expertise comptable.

RAOUF YAICH, expert-comptable depuis 30 années et enseignant universitaire, a
écrit sur sa page Facebook après l’annonce des résultats: avec de tels résultats
qui surpassent en catastrophe les résultats déjà catastrophiques de l’ère Ben
Ali, le ministre de l’Enseignement supérieur peut demander d’inscrire les
épreuves de révision comptable de la nouvelle ère dans le Guinness Book des
échecs aux examens.

Pour le moment souhaitons bonne chance à l’épreuve orale des 23 candidats
admissibles aux épreuves écrites, cela évitera de consolider un taux d’échec
déjà record et qui défie en échec tous les systèmes de diplomatique
d’expertise-comptable sur la planète Terre.

RAOUF YAICH a bien voulu répondre aux questions de WMC.

WMC : Quelles sont les causes des résultats catastrophiques de la session de
révision comptable de juin 2012?

Raouf Yaïch : Il appartient au jury d’examen, sous la responsabilité du ministre
de l’Enseignement supérieur, de nous expliquer les causes des résultats qui se
sont soldés par un taux de 97% d’échecs.

Nous sommes en droit d’attendre que ce jury publie un rapport d’analyse
détaillée des performances des candidats et de la pertinence des questions
données et leur conformité au programme officiel. En effet, le jury d’examen est
investi d’un mandat public et, à ce titre, il est tenu de rendre compte aux
candidats et à leurs parents, aux enseignants et aux institutions d’enseignement
et au public en général sur l’accomplissement de son mandat et, en particulier,
dans quelle mesure il s’est acquitté de son devoir de garantir les droits des
candidats à une évaluation équitable.

A défaut de procéder ainsi, on peut reprocher au jury et au ministre qui l’a
désigné de maintenir les mêmes pratiques tant constatées et contestables de
l’ancien régime.

Quelques enseignants pensent que le faible niveau des étudiants est la cause
principale de cette situation qui dure depuis des années alors que d’autres
pensent que le système en est responsable. Et vous, quel est votre avis?

Aux enseignants qui soutiennent que c’est la faiblesse du niveau des étudiants
qui est à l’origine de la faiblesse des résultats, ma réponse est que l’étudiant
ne fait, en fait, que renvoyer à l’enseignant sa propre image exactement comme
un miroir.

Ce type de rengaine est plus vieux que nous tous: depuis que nous sommes nés,
vous et moi, on ne de cesse de nous rabâcher les oreilles par ce type de cliché:
la baisse continue du niveau.

S’il est vrai que le niveau de la maîtrise des langues et de l’expression écrite
est en chute libre aussi bien du côté des étudiants que de celui des
enseignants, il n’en est pas nécessairement de même au niveau des connaissances
dont le volume ne cesse d’augmenter d’une année à une autre. Il faut savoir que
les connaissances nécessaires à la préparation des épreuves d’expertise
comptable dépassent en volume les 5.000 pages.

Il est aussi vrai que les méthodes pédagogiques appliquées dans l’enseignement
de l’expertise comptable relève d’un modèle totalement archaïque et transmetteur
de culture dominatrice et vaniteuse: alors que le monde entier applique et
privilégie le principe pédagogique d’autonomie des apprenants (qui consiste à
mettre en œuvre le principe d’apprendre à apprendre tout seul), on continue à
imposer en Tunisie le modèle du récipient et de l’entonnoir de sorte que
l’étudiant qui n’assiste pas au cours de l’enseignant qui donne le sujet
d’examen compromet sérieusement ses chances de réussite.

Mais avant de continuer, l’appellation «examen national» est-elle appropriée?

L’examen de révision est dit national. Il n’est que faussement national, il est
réellement régional: l’examen de la région de Tunis. Sfax, l’autre région
concernée, est marginalisée au niveau de l’épreuve centrale de révision
comptable depuis longtemps et continue de l’être, au point où Sfax ne peut plus
retenir ses étudiants qui préfèrent se déplacer à Tunis pour assister aux cours
dispensés par les enseignants qui donnent les sujets d’examen.

Quels sont les attributs d’un bon sujet d’examen professionnel?

Un examen professionnel doit, principalement, permettre de vérifier que le
candidat possède les connaissances et le savoir-faire sans lesquelles il ne
saurait prétendre avoir les compétences pour exercer son métier, autrement dit
les connaissances qu’il est interdit d’ignorer. Or, les sujets d’examen donnés
portent toujours sur des questions d’utilité pratique d’une marginalité telle
que la probabilité de rencontrer le type de problèmes posés en pratique tend
réellement vers zéro. Je puis affirmer que ce type d’évaluation aboutit à
diplômer des personnes en déphasage avec la pratique, ce qui handicape en fait
les stagiaires qui mettent du temps pour s’adapter à la pratique et qui peuvent
être choqués de voir leur valeur sous-estimée et leur rémunération de départ
lors de leur entrée dans le marché faible.

En fait, on déduit des sujets donnés une culture dominante qui méprise les
compétences valorisées par le marché au profit des problèmes les plus complexes
qu’on est quasi-certain de ne jamais rencontrer en pratique jusqu’au départ à la
retraite.

Ceci donne que le système d’évaluation privilégie les intelligences de volume
(apprendre et mémoriser jusqu’aux détails, puis restituer à l’instar des
questions portant sur les IFRIC) sur les intelligences d’habiletés et de
capacités de résolution des problèmes d’activités réelles correspondant aux
besoins du marché.

Consultez n’importe quel pédagogue sur son interprétation du phénomène: sur 542
étudiants ayant suivi la préparation de l’examen pendant plusieurs années (donc
tous redoublants, triplans, postulants à l’examen depuis 4, 5, 6, 7, 8 ans voire
davantage) qui ont passé l’épreuve de révision comptable, seules deux personnes
ont obtenu les moyennes 10,25 et 11,25, et que la moyenne générale des 542
candidats n’est que de 3,8/20.

Vous pouvez deviner la réponse, s’il peut y avoir un problème du côté des
candidats, le problème le plus grave se trouve du côté du système d’évaluation
avec ses deux composantes:

– Sujets d’examen

– Méthode de correction.

Aucune personne raisonnable ne saurait se satisfaire de dire qu’une performance
aussi médiocre est due uniquement au faible niveau des candidats qui sont tous
des anciens combattants.

Au niveau du sujet de révision comptable, le niveau de difficultés de la session
est maximale et je mets au défi tout expert-comptable de Tunisie et d’ailleurs
de réussir cet examen. Après 35 ans d’exercice, je suis personnellement
incapable de réussir ce type de sujet; d’ailleurs je ne sens pas le besoin de
maîtriser une bonne partie des difficultés sur lesquelles porte le sujet pour la
simple raison que ces difficultés ne présentent aucun intérêt pratique pour
99.999% des professionnels en exercice.

Par contre, je continue à m’entraîner sur les sujets d’examen français, et la
gymnastique d’esprit dans laquelle ces sujets m’entraînent continue à me
procurer beaucoup de plaisir.

D’ailleurs, je pose la question suivante, le jury a-t-il procédé à l’essai de
l’épreuve sur l’un de ses membres dans les mêmes conditions d’examen que celles
des étudiants, comme il est d’usage dans les pays développés, avant ou après
l’examen pour être à même de mesurer le niveau des difficultés pour les
candidats?

Quant à la méthode de correction, je vais être très bref tellement le système de
contrôle interne qui l’organise est artisanal:

1) Alors que l’examen est dit national, la correction continue à se faire à
domicile au lieu de se faire dans un centre de correction, les correcteurs
emportent les copies avec eux.

2) L’épreuve centrale de révision comptable comporte des sujets indépendants
portant sur des matières distinctes. Or un correcteur qualifié dans une matière
ne l’est pas nécessairement dans les autres. Et pourtant, la correction des
différentes parties distinctes est effectuée par le même correcteur puisque la
correction est organisée par copie et non par spécialité.

3) Les couples de correcteurs sont désignés au préalable et se connaissent
d’avance dès le départ de la correction. Ces correcteurs s’échangent directement
les copies entre eux, le tout dans un contexte de temps très réduit pour la
deuxième correction. Cette pratique n’apporte aucune garantie quant à la réalité
effective du caractère minutieux et exhaustif de la deuxième correction.

Avec de forts résultats, y aura-t-il une saturation dans la profession?

Normaliser les examens d’expertise comptable en Tunisie sert l’intérêt national
tant sur le plan économique et social que politique.

Il faut d’abord préciser que le diplôme d’expert-comptable dans le monde est en
priorité délivré pour fournir à l’économie les compétences dont elle a besoin
pour sa croissance et son développement. C’est pour cela que 70% des diplômés
d’expertise comptables dans les pays développés travaillent en économie réelle
et non dans la profession libérale (activités de soutien). Bien davantage, c’est
dans les places qui comptent le plus grand nombre d’experts-comptables en
économie – professionnel in business- (dirigeants d’entreprise, administrateurs
de sociétés, président du conseil, directeurs généraux, directeurs financiers,
directeurs comptables, auditeurs internes et gestionnaires de risques, etc.)
qu’on trouve les professions libérales d’expertise comptable les plus prospères
et les plus dynamiques (USA, Canada, Royaume-Uni, Hong Kong, Australie, Afrique
du Sud,…). D’ailleurs, dans ces pays, les ordres professionnels regroupent tous
les diplômés, qu’ils exercent en libéral ou en économie.

Quant aux activités libérales, si celles relevant du monopole (commissariat aux
comptes) saturent vite et offrent des perspectives limitées (le malheur de la
Tunisie se situant dans le fait qu’on a confondu la profession
d’expert-comptable avec celle de commissaire aux comptes alors qu’il s’agit de
deux professions, certes complémentaires mais néanmoins régies par des
déterminismes économiques totalement différents), les activités d’expertise
comptable ouvertes à la concurrence nationale et internationale sont éligibles à
une croissance sans limites et sont régies par la loi de SAY selon laquelle
«l’offre crée sa propre demande». La seule limite pour les activités de
prestations de services en expertise comptable est la compétence de l’offre. Or,
le système tunisien d’enseignement supérieur, qui a privé les étudiants en
expertise comptable d’un enseignement et d’une formation solides en économie
générale et qui a toujours focalisé sur l’audit et le commissariat, domaine
anobli au détriment des compétences valorisées par le marché, handicape
considérablement la profession d’expertise comptable dans le domaine des
activités d’assistance et de conseil.

Il faut rappeler, sur ce plan, que plus la part de chiffre d’affaires d’une
profession libérale dans un pays provient des activités de monopole, moins cette
profession est avancée.

Quant à l’intérêt politique dans un pays en apprentissage de la démocratie, il
suffit de rappeler que la démocratie est un leurre sans transparence financière
et que l’existence d’une profession comptable forte constitue une condition
nécessaire au développement de la transparence financière.

Je vais terminer en rappelant les chiffres, si éloquents, suivants:

– Dans le monde, on dénombre un expert-comptable pour 2.800 habitants.

– Au Canada et au Royaume-Uni, vous avez un expert-comptable pour moins de 180
habitants.

– En Tunisie, vous avez un expert-comptable pour 13.500 habitants!

Il faut aussi préciser que plus un pays souffre de sous-développement, plus sa
population de professionnels libéraux est faible. Avec 40.000 professionnels
libéraux, la Tunisie a un ratio égal au 1/3 comparé aux pays développés les
moins lotis. Ainsi, si on veut que la Tunisie s’aligne sur les normes les plus
faibles, il faudra multiplier ce nombre par trois.

En sachant qu’en moyenne chaque professionnel libéral crée 2,5 emplois, l’enjeu
pour la Tunisie est de 300.000 opportunités de sources de revenus.

Enfin, certains avancent que déjà sur les professionnels libéraux existants en
petit nombre, certains rencontrent déjà de difficultés et sont en
sous-activités. La réponse est simple, quel que soit l’effectif d’une profession
libérale, fût-elle en nombre beaucoup plus faible que le nombre actuel, il y
aura toujours une fraction de 20% environ de professionnels qui souffriront, de
façon temporaire ou définitive, de manque de réussite. Dans ce sens, Nicolas
Sarkozy qualifiait les professionnels libéraux de professionnels qui souffrent
en silence.

La solution, au fait que certains professionnels rencontrent des difficultés, ne
consiste pas à bloquer la diplômation car l’absence d’évolution d’une profession
libérale la marginalise et l’affaiblit par rapport aux grandes concentrations de
professionnels (les big 4) et la concurrence internationale.

De même, les pays qui confient le développement des professions libérales entre
les mains des seuls professionnels organisés en ordre monopolistique, sans
pilotage politique, ont tendance à privilégier des comportements malthusiens qui
les privent des multiples avantages économiques qu’un développement fort des
professions libérales et des activités économiques qu’elles génèrent pourrait
procurer à la croissance et au développement de leur économie.

L’histoire enseigne que si on laisse faire les professions libérales selon le
rythme de maturité qu’elles adoptent elles-mêmes, elles feront de leur mieux
pour rendre l’accès à la profession de plus en plus difficile toujours sous
prétexte qu’un certain nombre de professionnels souffrent de difficultés. La
culture protectionniste des ordres professionnels coûte cher à l’économie et
fait perdre beaucoup d’opportunités au pays en termes de croissance et de
développement économique et social.

Peut-on dire que la profession d’expert-comptable est une profession libérale
d’élite?

Les experts-comptables sont, certes, des intellectuels de très haut niveau et, à
ce titre, ils font partie des élites parmi d’autres élites très nombreuses,
heureusement, en Tunisie. Mais, ce qui compte ce n’est pas tant de dire que la
profession comptable est une profession d’élites que de l’être réellement.
D’ailleurs, la profession comptable peut-elle se porter mieux lorsqu’elle se
qualifie de profession d’élites avec ce que cela entraîne comme rehaussement des
attentes à son égard et les conséquences subséquentes de risque de déception
élevé.

Tout en confirmant la compétence de haut niveau des experts-comptables au
service de l’économie et des entreprises, je vais me limiter à un seul
indicateur parmi tant d’autres, qu’un observateur objectif pourrait citer, pour
appeler à la modestie: comment peut-on interpréter le fait que la profession
comptable tunisienne fait partie des professions comptables qui publient le
moins dans le monde?

Quant aux compétences que le concept d’élite inspire, il faut préciser qu’il
convient de les distinguer en fonction de l’évolution dans le temps et
l’accumulation de l’expérience professionnelle à l’image du permis de conduire:
peut-on exiger d’une personne qui vient d’obtenir son permis les mêmes habiletés
que celles que doit posséder une personne qui conduit depuis 10 ans?

Quel est l’apport de l’expert-comptable dans l’économie en général et dans la
Tunisie post révolutionnaire?

L’expert-comptable, qu’il soit en affaires, dans l’administration publique ou
dans la profession libérale, est un vecteur de croissance, de développement de
la confiance, de propositions d’idées et de conseils, d’efficacité économique,
de bonne organisation et de bonne gestion.

Dans le monde entier et en Tunisie en particulier, les comptables sont des
prescripteurs clés de création d’entreprises et des accompagnateurs très
appréciés d’entreprenariat.

Lorsqu’on sait que le point faible N°1 de l’économie tunisienne réside dans le
faible nombre d’entreprises et le déficit d’entreprenariat, on saisit toute
l’importance et tout l’enjeu pour l’économie tunisienne de disposer d’une
profession comptable solide et développée.

Imaginez qu’au lieu d’être 800 experts-comptables aujourd’hui, l’économie
tunisienne en dispose de 5.000 avec ce que cela entraîne en termes de créations
d’entreprises additionnelles, de valeur ajoutée additionnelle, d’emplois créés,
d’exportations, de recettes fiscales, etc. La faible couverture de l’économie
tunisienne en experts-comptables se traduit par un coût d’opportunité élevé.

Quant à la contribution de la profession comptable au soutien au développement
d’un système démocratique économiquement efficace, je me limite à rappeler que
la démocratie politique est un leurre sans transparence financière, et que la
profession comptable [dans sa plus large composition comprenant les commissaires
aux comptes, les experts-comptables, les directeurs financiers, les comptables,
les auditeurs internes, les risk managers, les contrôleurs de gestion, les
conseillers fiscaux, les conseillers juridiques, les directeurs juridiques et
fiscaux, etc.] renferme des acteurs clés de soutien à la production de la
transparence financière.