Tunisie РProjet de Constitution : Libert̩, attention on fait fausse route!


constitution-23082012-l.jpgAyant
payé le prix d’une révolution, le peuple est en droit d’espérer un texte de
Constitution en rupture avec les manipulations constitutionnelles du passé et
surtout contre toute tentation dictatoriale. La liberté et la citoyenneté
devaient rythmer ce texte. L’une et l’autre sont passées à la trappe de la
religiosité. On a fait fi de la volonté du peuple souverain.

Haro sur le projet actuel! Une atteinte à notre génie national.

Livrer le premier jet de la Constitution à une lecture d’experts est une
entreprise de science et de savoir. Et, nous ajouterons, de salut public! La
rencontre organisée mercredi 23 courant, par les deux Association Tunisienne de
Droit Constitutionnel (ATDC) et Democraty Reporting International (DRI) a été
une initiative de sauvetage constitutionnel. On a procédé à une lecture du texte
préparé par les commissions de la Constituante à une lecture sous l’angle de la
légistique -ce mode lexical propre à la rédaction des textes juridiques. Que
nous révèle cet examen par la syntaxe, dédiée aux textes de droit, de la mouture
actuelle de la Constitution?

Attention, on déraille!

Farhat Horchani, président de l’Association tunisienne de Droit Constitutionnel,
consterné, rappellera que l’ANC a refusé de mettre à contribution les experts
constitutionnalistes tunisiens qui se sont proposés, de leur propre gré, par
simple sentiment du devoir envers la patrie, de les aider dans la rédaction de
la Constitution. Son évaluation du premier jet du texte constitutionnel lui fait
relever des effets négatifs manifestes. On nous met sur la mauvaise voie.

En ligne avec son confrère, Pr Yadh Ben Achour, amer, reconnaît que des quatre
possibilités qui nous étaient offertes après la révolution, nous avons choisi la
plus longue et la plus compliquée, à savoir l’élection d’une Constituante.
Dépité, il ajoutera que ce choix ne s’est pas fait par une volonté du peuple
mais sous la pression de la rue, lors de l’épreuve de la Kasbah 2. Il faut
savoir que ce triste épisode d’épreuve de force, d’un groupuscule, pourrait,
malheureusement, faire dérailler tout le processus de transition démocratique.
Avisé, il savait qu’une réinitialisation constitutionnelle est une voie risquée.
La page blanche, disait-il en substance, est la porte ouverte à bien des écarts
et autres erreurs et omissions volontaires ou par amateurisme.

Déçu, il relève que les travaux des commissions ont, comme on pouvait le
redouter, bifurqué. Nous voulions un Etat de droit. Sous des paravents divers et
variés, on nous a servi une mouture d’un Etat religieux. La citoyenneté est
occultée et la liberté n’est pas expressément protégée, il y a doll
constitutionnel, laissait-il sous entendre, Yadh Ben Achour.

Les omissions …

L’autorité morale de Yadh ben Achour ne fait pas de doute. C’est lui, en sa
qualité de président de la Haute instance de protection des objectifs de la
révolution, qui a su trouver la voie du consensus pour faire signer la
résolution en faveur de l’Etat de droit mettant en exergue la primauté de la
liberté et de la citoyenneté sur toutes les autres considérations. Ajouter à
cela qu’il s’exprime sous la deuxième casquette de spécialiste en droit public.
Ses observations font donc double tilt.

Il relève les omissions, nombreuses. La première d’entre toutes, et elle est de
taille, figure dans le préambule. Les constituants tout en rappelant que la
religion musulmane rejoint les canons et préceptes des libertés universelles n’a
pas fait mention de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.

Il sera rejoint par Pr Slim Loghmani qui y voit une passerelle ouvrant la voie à
beaucoup d’amalgames, notamment pour les droits de la femme. Ce même aspect fut
souligné par Pr Salwa Hamrouni, constitutionnaliste et qui y voit une
discrimination sexiste, privant la femme du bénéfice de la protection par la
déclaration des droits de l’homme.

Abondant dans le même sens, Pr Salsabil Klibi ajoutera que l’oubli de rappel à
ladite Déclaration laisse la porte ouverte aux juges à des interprétations
contradictoires. C’est déjà un premier égarement par rapport au texte de 1959.

Pour sa part, Ghazi Gherairi, spécialiste de droit constitutionnel, relèvera,
sur le même registre des omissions, l’absence de référence à l’Etat de
l’indépendance. Dans le préambule on lie le mouvement national à l’élan
révolutionnaire. Il y a déni d’une réalisation historique majeure. Le texte
adopte, donc, une posture hostile à la première République et à ses
réalisations. Il y a danger de revirement. Cela se voit nettement dans
l’inversion qui met les principes généraux en apposition par rapport à la
référence aux droits et libertés, qui passent au second plan.

C’est encore le cas quand on rappelle l’attachement à l’identité arabo-musulmane
occultant le fait que la Tunisie fait partie intégrante de l’humanité. Quand
l’identité culturelle précède l’identité citoyenne, le référentiel des droits de
l’homme et donc des libertés est occulté.

…Et les failles

Revenant aux failles légistiques de la version actuelle du texte, les
conférenciers ont fait ressortir les dangers de ces déviances lexicales.
Recourant à des modes d’expression «littéraire», les constituants ont été à
l’origine d’aberrations criardes. Le texte, dans sa forme actuelle, regorge
d’ambiguïtés. Il ne précise pas, par exemple, les droits de la femme. Tous les
conférenciers l’ont relevé. Par conséquent, cette rédaction «littéraire» permet
de ne pas citer de manière explicite les droits et les devoirs de la femme en se
réfugiant derrière une description approximative. C’est la porte ouverte à la
discrimination et aux interprétations les plus variées, y compris celle
intégriste.

C’est pareil pour la pénalisation de l’atteinte au sacré. Elle porte atteinte à
la liberté de pensée et de conscience. Parmi les motifs retenus, on cite la
diffamation, mais aussi la raillerie. Or comment définir un propos de sarcasme
contre la religion? L’écart lexical est là, encore à l’origine d’une passerelle
à toutes les interprétations. Et puis pourquoi ne pas protéger, par la même, les
sacrés patriotiques, c’est-à-dire le drapeau national et les acquis historiques
tel l’indépendance, la République et le CSP?

Une dérive réelle

Par tous ses aspects, le draft constitutionnel présente un danger sur les droits
et les libertés publiques, s’accordent à dire les conférenciers. Leur jugement
n’est pas entaché d’impartialité car ils se livrent à une évaluation par
l’expertise juridique. Il n’y a point de parti pris. Ni de jugement de valeur.
Le plus inquiétant dans tout cela est que la rectification du texte paraît
difficile.

Nous voulions une rupture avec le passé. Nous risquons de déchanter. Il y a
régression en plusieurs points par rapport au texte de 1959. Or les failles de
ce texte ont ouvert la voie à l’arbitraire et à l’absolutisme.

Cette manifestation sera-t-elle prise en compte, comme un avertissement par les
constituants? Le président de la Constituante, Mustapha Ben Jaafar, qui a
assisté à la première partie de cette journée, saura-t-il expliquer aux
constituants que la société civile a découvert le pot-aux-roses? Assumera-t-il,
à présent qu’il est instruit de tous les méfaits de la version actuelle, le
devoir de redresser le texte? Savoir, c’est pouvoir, dit la bonne morale
populaire qui conclut par cette assertion: «Fais ce que dois».