La Tunisie déchante-t-elle? A en croire les médias qui peignent un horizon noir, à scruter du côté des artistes qui se font tabasser, à regarder vers les femmes qui sont fortement menacées, à observer du côté de l’économie qui coule et des prix qui flambent, il semblerait que le printemps des Tunisiens gazouillants ne soit pas pour demain.
En moins de deux semaines, des postes de police ont été attaqués, des militantes de «Nidaa Tounes» agressées, le dinar dévalué de 10%, des concessions stratégiques données au Qatar dans l’opacité, le projet de Constitution livré aux médias fortement critiqué par les experts et politiques qui prédisent un texte qui «mènerait le pays vers une dictature pire que celle de «Ben Ali», comme le précise Yadh Ben Achour.
En gros, tous les ingrédients sont réunis pour une rentrée sous les meilleurs auspices avec en prime des grèves attendues dans plusieurs secteurs et une reprise parlementaire qui s’annonce houleuse au regard des dossiers qui l’attendent: choix du futur système politique et adoption du mode de scrutin, créations de structures indépendantes et transparentes dont celle des élections, et j’en passe…
Mais la Tunisie déchante-t-elle pour autant? Non, la société civile résiste.
Devant le harcèlement du gouvernement et la stigmatisation des médias, l’Association des Journalistes Tunisiens résiste. Elle a signé une pétition comptabilisant (plus de 1.000 signatures) pour refuser toute ingérence partisane. Du côté des arts, l’humoriste Lotfi Abdelli a réussi le week-end dernier à assurer ses spectacles controversés malgré le grabuge causé par des salafistes et en assurant sa propre sécurité. Les artistes tunisiens ont enclenché une campagne de solidarité tout en force et ingéniosité pour dénoncer la mise en examen de l’artiste Nadia Jelassi arrêtée pour l’affaire d’El Abdeliya».
Les femmes s’étaient mobilisées le 13 août pour récuser le statut de «complémentaire» que voulait faire passer la majorité au sein de la Constituante et les plus grands constitutionalistes du pays ont livré leurs critiques quant à une Constitution brouillon.
Depuis la révolution, il y a des expressions qui reviennent souvent comme “la Tunisie, un pays dévasté par la révolution”, “un pays endeuillé par le printemps arabe“, “un pays où souffle l’hiver islamiste“, “un pays qui se fracasse contre le mur“, “le retour de la dictature“, “Tunisie: l’effondrement“, “où va la Tunisie?“…
Ces images sont-elles fausses? Sont-elles le reflet d’une vérité ou d’une appréhension? Est-il vrai que la société tunisienne, profondément affectée par un appauvrissement brutal autant que par une remise en cause de son modèle sociétale, est en train de devenir un enfer? Un pays où se bouchent tous les espoirs et qui signe déjà l’échec de sa transition démocratique?
Autant il est indiscutable que le pays affronte une transition démocratique difficile sur un fond de crise économique grave, mais de là à affirmer qu’il n’est plus que ruines et n’offre plus que des signes de «dévastation», cela est exagéré. La Tunisie résiste. Dynamique et en alerte, elle découvre ses résistants et militants, structure son action, affûte ses stratégies et se bat.
Tournant le dos aux promesses qui les ont portés au pouvoir, Ennahdha assisté par le CPR et Ettakatol sont en train de s’affronter à une société qui défend ses acquis. En cherchant à imposer par la force une vision archaïque et rétrograde de la société, ils se fracassent à la colère qui gronde à nouveau dans les régions et se mesurent contre les résistances des élites tunisiennes.
La Troïka au pouvoir fragilisée par les démissions et le manque d’expérience, doublé d’une mauvaise communication, ne parvient plus à cacher son incapacité à assumer sa tâche. Peu confiant, Ennahdha, criblé de luttes internes, s’obstine à mettre sa main sur les rouages de l’Etat sous l’œil critique des ONG et des associations qui dénoncent les dépassements et les abus de pouvoir. Pilier de l’Etat, l’administration tunisienne résiste fermement. A ce jour, on enregistre plus de 1.300 nouvelles nominations effectuées par le gouvernement Hamadi Jebali.
Du côté du Bardo, lassés par l’opacité qui règne à l’Assemblée, plusieurs associations et citoyens ont déposé plainte contre le palais réclamant l’application de la transparence et la publication des activités parlementaires. La colère contre les élus de la Constituante gronde à l’approche du 23 octobre avec pour résultat: pas de calendrier électoral, ni d’instance indépendante des élections, de la magistrature, des médias et de justice transitionnelle. Et bien entendu pas de Constitution.
Entre temps, les attaques contre les libertés individuelles, les partis politiques et leurs militants et des pans entiers de la société tunisienne sont devenues courantes. Elles ont commencé graduellement et se sont accélérées vertigineusement à travers des actes isolés et violents de fanatiques mais ont vite trouvé des échos dans le discours politique des responsables gouvernementaux.
Pour ne citer que Rafik Abdessalem (ministre des Affaires étrangères), celui-ci déclarait il y a quelques jours que «le gouvernement de transition allait rester au pouvoir pour longtemps». Bien étrange pour un ministre de la diplomatie. C’en est à se demander s’il ne serait pas plutôt ministre de la Prophétie!
Et ce sont bien entendu les déclarations fracassantes du chargé des Affaires politique de Hamadi Jebali, Lotfi Zitoun, lequel fait office d’un éléphant dans un magasin de porcelaine, qui sonnnt le glas d’un ordre islamiste revanchard et qui est bel et bien en marche. Un ministre qui sort des rangs de son parti, désavoue son propre gouvernement et s’en prend à tous ceux qui se dressent devant lui. Il abaisse les institutions politiques et dévalue la parole politique. Pire encore, il dévalue par son comportement haineux une grande partie de la transition démocratique.
L’islamisation rampante devient aussi nettement plus franche et s’accélère dangereusement. Des imams prêchent pour islamiser des mécréants en parlant de Tunisiens comme eux. Ils évoquent un Jihad et contribuent à diviser les citoyens. «Tout ce que le parti au pouvoir a réussi à faire, c’est de transformer notre religion en une véritable maladie sociale. Les Tunisiens ont vécu la religion comme un élément de libération, de cohésion sociale, de spiritualité. Ils la vivent aujourd’hui comme un cancer qui dévore le corps social tout entier et qui risque de le jeter dans le sous-développement et la régression généralisée. Si cela continue, la Tunisie ne sera pas simplement déclassée par les agences de notation, le bon Dieu lui-même n’en voudra plus», a résumé Yadh Ben Achour.
Rached Ghannouchi est-il conscient que la menace du «vivre ensemble» est désormais un danger réel qui pèse sur le pays, menaçant l’unité des citoyens? En tenant le même ordre de propos que ces imams et en précisant que ceux qui s’attaquaient aux sièges d’Ennahdha attaquaient les maisons de Dieu, il mène le pays vers sa perte.
Celui que la députée à l’Assemblée Constituante, Selma Baccar, a pointé comme le grand patron du pays, a déclaré que son parti était «l’épine dorsale de la vie politique en Tunisie» et que son parti «allait rester pour longtemps au pouvoir». De cheikh serait-il devenu devin? Dans tous les cas, cela ne présage rien de bon. La messe semble dite et la mise en place d’instances indépendantes et transparentes est vitale surtout au vu du manque de dialogue et des divergences des différents intervenants politiques du pays. Surtout au vu de la faiblesse des autres partis politiques qui, selon les experts, restent timidement présents sur le terrain.
Bien que la vie politique soit en train de devenir de plus en plus dense, Ennahdha continue de surestimer sa puissance. Cela signerait le début de la fin d’un parti qui a trop promis à une population qui en attendait tant!
Aujourd’hui, les Tunisiens pensent que rien n’a changé. Ils détestent les salafistes pour leur arrogance et violence et sont déçus par l’exercice au pouvoir d’Ennahdha. Les villes sont plus sales, les prix augmentent, le chômage s’amplifie, la drogue et l’insécurité perdurent, le commerce parallèle et la corruption ont encore de beaux jours devant eux.
Est-ce la faute de ce gouvernement? Non assurément. Cependant, il s’est avéré incompétent à donner de l’espoir et à créer une vraie dynamique de travail et de solidarité avec des réformes sérieuses. Est-ce la faute de l’Assemblée Constituante? Très probablement, en remettant sa légitimité aux mains d’un exécutif à peine capable d’expédier les affaires courantes. Est-ce la faute d’Ennahdha? Assurément, il se croyait incontestable et légitime et ne s’attendait pas à autant de résistances en plus de son absence de vision.
Un gâchis mais pas une fatalité!