Dans cette deuxième partie, Néjib Chebbi revient sur les actes de violence, la campagne Ikbess, l’inefficacité de certains services de l’administration et de la Constituante…
Que répondrez-vous à ceux qui prétendent que tous les actes que vous venez de citer sont perpétrés par des personnes malintentionnées qui veulent mettre à mal l’Etat?
Je ne le crois pas. Je pense plutôt que c’est une crise d’autorité, l’Etat est affaibli, la discipline est cassée et les gens sont démotivés. Forcément dans ce genre de situation, les services publics ne peuvent malheureusement que se détériorer. La théorie du complot, je n’y crois pas, il y a des difficultés objectives, conséquences de phénomènes réels.
D’où la campagne Ikbess…
La campagne Ikbess a été conçue, d’une part, pour pallier à la justice traditionnelle et, d’autre part, pour instrumentaliser les problèmes du passé afin de réduire au silence les adversaires politiques. A titre d’exemple, l’Affaire Sami El Fehri. Sami El Fehri reconnaît lui-même avoir profité de l’ancien système et être prêt à réparer. Il est aujourd’hui derrière les barreaux alors que les acteurs principaux de l’affaire Cactus production, les directeurs généraux de l’ancienne ERTT, sont libres comme l’air. Pour lui, c’est la détention préventive, mesure exceptionnelle qui requiert trois conditions: la première, préserver le secret de l’instruction, la seconde, éviter la perpétration d’autres crimes -ce qui n’est pas le cas pour M. Fehri-, et troisièmement, éviter que le prévenu échappe à la justice, ce qui n’est pas non plus son cas.
Ce monsieur a été donc mis en prison pour le faire taire et casser son entreprise qui a réussi à s’imposer dans l’espace médiatique tunisien par la qualité de ses productions et ses émissions satiriques pertinentes.
Donc, la campagne Ikbess et les autres visent à déterrer le passé pour faire taire aussi bien les adversaires politiques que les indépendants. Mais il n’y a pas que cela. Exclure de la vie politique les anciens du RCD ne doit pas se faire de manière aussi hâtive et superficielle. Le dossier du RCD doit tout d’abord être ouvert, et nous devons demander des comptes à ceux qui ont commis des abus, dans la transparence et en toute impartialité. L’objectif est d’atteindre la réconciliation nationale en dépassant le passé. Or, on ne fait que parler. Le ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle est un moulin à vent.
On organise colloque sur colloque depuis huit mois, on dépense l’argent des contribuables au lieu de mettre en place une commission indépendante qui prend en charge cette affaire et qui commence les auditions aussi bien des victimes que des responsables.
Ne pensez-vous pas que l’on regarde trop dans le rétroviseur et on s’attarde plus qu’il n’en faut sur le passé, alors qu’aujourd’hui, les mêmes erreurs persistent et à tous les niveaux?
Ce que vous désignez par erreurs, je préfère les appeler moi-même les mêmes pratiques. On prend pour prétexte les vacances juridiques dans le domaine des médias et on oublie que c’est le gouvernement qui refuse de revoir les décrets-lois 115 et 116. Pire, profitant de ce retard, il veut perpétuer la tradition de la mainmise sur les médias en désignant à leur tête des personnes soumises et dont la mission est d’embrigader les journalistes.
Il y a aussi la mainmise sur l’administration. Deux acquis importants de la révolution sont donc sérieusement menacés aujourd’hui, la neutralité de l’Administration publique et l’indépendance des médias.
Ce qui est clair aujourd’hui, c’est qu’on instrumentalise les pratiques du passé pour reproduire le même modèle, c’est-à-dire l’hégémonie du parti unique sur les rouages de l’Etat et les médias.
Ces phénomènes se développent devant nous et exigent une grande résistance de la part des femmes et hommes des médias ainsi qu’une mobilisation de la société civile. C’est cette mobilisation qui est toujours la seule garante de la sauvegarde de nos libertés.
Le peuple tunisien est devenu libre parce que les murs qui empêchaient la communication entre les citoyens se sont effondrés avec la révolution, et aujourd’hui la liberté d’expression et de communication représente la seule dimension qui fait de nous un peuple libre. Si nous ne préservons pas cet acquis, nous reviendrons à la situation antérieure, celle d’un peuple dépossédé de sa liberté et du droit d’exprimer ses pensées et ses sentiments.
Les Tunisiens ont également de plus en plus peur de la division, pourtant ils sont homogènes culturellement.
C’est un jeu très dangereux. Le peuple tunisien est très homogène, culturellement, spirituellement et religieusement; les Tunisiens sont presque à 100% arabes et musulmans.
Aujourd’hui, cette homogénéité qui constituait un élément d’unité nationale est sérieusement menacée. On veut créer un problème religieux en divisant les enfants de la Tunisie entre croyants et mécréants, hérétiques et orthodoxes. A l’évidence, nous voyons bien que c’est une instrumentalisation de la religion contraire aux exigences de la démocratie et qui menace de diviser le peuple. Le plus grave est qu’elle est génératrice de violence. Des groupes organisés se croient tout permis et en droit sous peine de porter atteinte à la liberté, à la vie et à l’intégrité d’artistes et d’hommes et de femmes de culture, de journalistes, d’hommes politiques et même de simples commerçants, restaurateurs et hôteliers sous couvert de foi.
Ce sont les émissaires de Dieu, ses représentants sur terre et leur volonté est celle de Dieu qui transcende l’homme de manière violente. Ce n’est pas qu’un prêche ou une opinion, cela aurait été supportable car tout le monde est libre de penser et de s’exprimer dans le respect des autres. Mais là cela dépasse la simple liberté de pensée pour se transformer en pratiques violentes qui menacent la sécurité et la stabilité publique.
En face, nous assistons à un laxisme étonnant de la part du gouvernement. Au moment même où Sami El Fehri est arrêté, au moment où des artistes qui ont exposé à El Ebdellia comparaissent devant les tribunaux, cette même justice relaxe 4 personnes arrêtées en flagrant délit d’agression sur des participants à une manifestation politique à Bizerte. Et ce n’est pas le seul cas, nous sommes devant une justice à deux vitesses. Ces gens-là agissent en toute impunité et le laxisme de l’Etat inquiète les Tunisiens au plus haut degré.
En tant que constituants, vous n’êtes pas d’une grande efficacité pour ce qui est de changer les politiques de la majorité ou du gouvernement. Pourquoi ne pas vous retirer simplement de l’Assemblée dans ce cas?
S’il ne s’agissait que de cela, nous l’aurions fait. Mais il ne s’agit pas de faire le procès des constituants. Nous ne sommes pas encore au 23 octobre et nous devons exercer de l’intérieur même de la Constituante une pression forte pour l’amener à composer.
Nous devons, en tant que politiques, mobiliser la société civile, les militants associatifs, syndicalistes, les associations professionnelles et les militants politiques de tous les partis, toutes tendances confondues, pour contrer la violence et défendre les libertés fondamentales dont le droit électoral aujourd’hui menacé. Il s’agit de mobiliser la rue par des manifestations pacifiques et exercer ainsi une pression sur la majorité gouvernementale pour l’amener à composer, mais en même temps, le rôle des hommes et des femmes est de proposer des issues qui évitent la crise.
Nous demandons à la majorité issue des dernières élections de tenir compte de la nécessité d’éviter au pays une aggravation de la crise, de se mettre autour d’une table et de dégager des consensus absolument nécessaires à propos du régime politique, de la loi électorale, de l’ISIE, des échéances électorales. Nous estimons capital de donner à notre pays une perspective et œuvrer à assurer sa stabilité et le succès de la transition.
L’appel à la table ronde est une initiative dans ce sens. J’ai l’impression que la troïka est consciente de son isolement et de la dangerosité de la situation et j’ai bon espoir à ce que la réponse soit positive. Maintenant pour ce qui est d’arriver à un consensus, il va falloir attendre.