La démission de Hassine Dimassi, au bout de quelques mois d’exercice à la tête du ministère des Finances, a suscité bien des remous dans la classe politico-économique de la Tunisie. Ses déclarations fracassantes qui ont coupé par leur franchise exaltée avec celles trop diplomates pour être sincères de responsables gouvernementaux sonnent le glas d’une politique socio-économique désastreuse pour le pays.
Les propos de Hassine Dimassi, portent aujourd’hui tout leur sens, lorsque nous voyons le congrès américain délibérer sur le maintien ou non par les USA de se porter garants pour les prêts accordés à la Tunisie ou de réviser sa position suite aux exactions perpétrées à l’encontre de son ambassade par des extrémistes religieux.
Entretien :
« Parlons plus économie et social et tempérons nos ardeurs politiques et identitaires », vous l’avez dis et redis lors du Forum organisé récemment par l’ATUGE? Pourquoi une telle déclaration?
Ma position résulte de deux constats fondamentaux : tout d’abord, une bonne partie des débats que je considère comme stériles relève de questions sensées être résolues et ayant fait l’objet d’un accord entre différentes parties prenantes depuis longtemps comme le premier article de la constitution ou l’appartenance identitaire de la Tunisie. On est en train de remettre ces débats sur le tapis de façon superficielle et ruineuse pour le pays. C’est, entre autre, l’une des raisons qui me poussent à appeler à dépasser les questions d’ordre politico-identitaire. Je considère que quelque soit la pertinence des lois ou de la constitution, si l’économie et par voie de conséquence, la société sont en situation de dysfonctionnement, le pays n’avancera pas. C’est pour cela que je considère vital d’axer les débats sur les questions socio-économiques. Ces débats doivent impliquer tous les acteurs de la société civile, partenaires sociaux, ONG et l’Etat.
Si j’ai choisi de parler des menaces socio-économiques, car il s’agit bien de menaces et non de défis, c’est parce que j’estime que les temps ne sont plus aux discours mais à des actions concrètes et efficientes pour remettre le pays sur le droit chemin.
Que désignez-vous par menaces ?
Il faut tout d’abord que le dialogue social reprenne au plus vite pour que le pays redémarre sur des bases solides et sereines et ne soit pas victime de surenchères faites de part et d’autres. Les négociations salariales en Tunisie ont généré un constat amer. Celui d’un cycle vicieux et infernal et qui résulte d’une révision irréfléchie des salaires. Révision qui abouti à l’inflation de laquelle découle une dépréciation de la monnaie nationale et ainsi de suite…Ce cercle vicieux doit être brisé au plus tôt, sinon nous nous enfoncerons de plus en plus dans une récession économique qui peut être très grave pour le pays et d’ailleurs, nous en voyons des signes. Notre capacité compétitive ne cesse depuis un certain temps de régresser du fait de ce processus. Et tous les partenaires sociaux y perdraient des plumes. A commencer par les salariés dont le pouvoir d’achat se dégrade plus en plus à cause de l’inflation, les entreprises, qui trouvent de plus en plus de difficultés à se positionner à l’international du fait de la hausse des prix et de la dévaluation de la monnaie nationale et l’Etat parce que l’inflation combinée à la dévaluation de la monnaie nationale gonfle de manière non maitrisable ses dépenses et particulièrement celles de la compensation liée directement à l’importation des produits compensés et celles du remboursement de la dette extérieure. Car à chaque fois que la monnaie nationale se déprécie, le poids du remboursement de la dette extérieure s’alourdit jusqu’à devenir ingérable.
Que préconisez-vous pour nous sortir de cette ornière ?
Ce n’est pas sorcier. Il faut s’assoir autour d’une table dans le cadre d’un dialogue social et s’entendre pour que toute augmentation de salaire se réfère à deux indicateurs objectifs : l’indice des prix à la consommation et surtout l’indice de la productivité. Ces deux indices peuvent permettre de maitriser la situation et sortir de ce cercle vicieux.
Depuis une année, nous avons assisté à plusieurs tentatives de négociation et de consensus entre les partenaires sociaux et l’Etat, pourquoi est-ce que cela n’aboutit pas à ce jour selon vous ? On se retrouve toujours au point de départ…
Nous nous trouvons même dans une situation pire que celle qui l’a précédée. Parce que dans les années, 80 et 90, on revenait lors des négociations sociales à un seul indicateur objectif qui est l’indice des prix. Le drame depuis la révolution est que la seule référence qui existe est le rapport de force entre partenaires sociaux. Et puisque les syndicats se sentent plus forts qu’auparavant, ils font de la surenchère…
Le risque est que le tissu productif privé en pâtisse et dans ce cas au lieu d’élever les salaires, on augmente le nombre de chômeurs ?
Je ne peux pas répondre à la place des syndicats mais j’estime que les revendications qui ont eu lieu ces derniers mois ainsi que les négociations ont été uniquement basées sur les rapports de force. Puisque dans ces négociations, on n’a fait référence à aucun indicateur objectif que ce soit l’indice des prix ou celui de la productivité.
Vous avez participé en tant que ministre à ces négociations, avez-vous réalisé par vous-même que ces indicateurs ont été zappés ?
Absolument. Et le pire est que le gouvernement était plus proche de la vision des syndicats que de celle de ses propres membres, en l’occurrence moi-même en tant que ministre des Finances. Au début de l’année, j’ai proposé aux syndicats et au gouvernement de faire de l’année 2012, une année de moratoire (une année blanche) en maintenant les prix à la consommation et en gelant les salaires. L’adhésion à cette proposition a été inexistante des deux parts. Pour ce qui est des augmentations de la fonction publique, j’étais bien sûr réticent et j’ai essayé de convaincre les représentants syndicaux que cette surenchère salariale ne pouvait qu’être nocive pour le pays. J’ai d’ailleurs donné l’exemple de la Grèce dont le processus rappelle celui de la Tunisie aujourd’hui et qui a risqué la banqueroute si ce n’est l’Europe. Dans ce pays, on a fini par s’assoir à table pour négocier non pas les augmentations de salaires mais les diminutions de salaires. Par contre, en Turquie, lorsque le gouvernement AKP, d’Erdogan a pris le pouvoir, il avait décidé un moratoire de 3 ans en accord avec les partenaires sociaux. Grâce à cet accord, la Turquie est ce qu’elle est aujourd’hui.
Pourquoi selon vous le gouvernement turc a-t-il pu convaincre ses partenaires sociaux et pas le gouvernement tunisien. Serait-ce un problème de légitimité, de compétences ou de populisme politique ?
Je pencherais pour la dernière raison. C’est à cause de la politique politicienne. Les membres du gouvernement et particulièrement ceux d’Ennahdha pensent qu’en procédant aux augmentations des salaires, ils pourraient gagner la sympathie des fonctionnaires, électeurs potentiels. La question qu’ils ne se sont pas posés est qui pourront-ils gouverner si le pays coure à la ruine…
Même s’il y a augmentation de salaires, l’élévation des prix croit de plus belle, donc la situation ne change pas, d’autant plus que les contrôleurs des prix n’arrivent plus à contrôler les prix ?
Justement, c’est ce cercle infernal que je prévoyais et sur lequel je voulais sensibiliser mes confrères au gouvernement. Lorsqu’on augmente les salaires, la conséquence évidente est l’inflation, donc des prix qui grimpent ce qui justifierait de nouvelles augmentations de salaires et ainsi de suite…C’est pour ainsi dire le mythe de Sisyphe…Bien entendu, il y a d’autres raisons à l’inflation, telle la spéculation ou la flambée des prix à l’international comme ceux des denrées alimentaires et des hydrocarbures et que nous ne pouvons prétendre maîtriser, mais le facteur le plus déterminant reste le surenchérissement salaires/Prix.
Je pense que l’une des raisons de la position de l’Etat concernant les augmentations salariales, est sa vision ambigüe de la situation actuelle dans le pays, son incapacité de convaincre et surtout le manque de communication entre ses différents départements et avec les syndicats patronaux et ouvriers. Il faut un minimum de confiance et un dialogue réfléchi, rationnel et sensé. Pour pouvoir sortir du guêpier, il faut de la confiance et de la transparence.
A chaque fois que l’on reproche au gouvernement son incapacité à gérer les problèmes socioéconomiques du pays, il brandit l’étendard de la lutte contre la corruption et cela s’adresse surtout aux opérateurs économiques privés, serait-ce le remède à tous les problèmes de la Tunisie et comment peut-on encourager l’investissement et la création d’emplois lorsqu’on terrorise les investisseurs via la commission de la confiscation et autres commissions sans passer réellement à la justice transitionnelle?
Vous avez tout à fait raison, ceci montre une vision biaisée de la situation parce qu’il n y a pas que la spéculation qui explique cela mais plutôt d’autres calculs qui ne servent nullement la cause économique du pays. Deuxièmement, le fait de généraliser la campagne anti-corruption à tout le monde peut être dramatique lorsqu’il s’agit de traiter le phénomène du clientélisme ou des malversations. Si on ne traite pas les défaillants au cas par cas, on risque de couper l’élan de tout investisseur souhaitant lancer un projet ou en développer. C’est ce qui se passe aujourd’hui, l’indicateur des intentions d’investissement baisse de façon notoire et cela exprime le manque de confiance et l’hésitation des acteurs économique et principalement des investisseurs.
De la justice transitionnelle, nous n’avons vu qu’un sport publicitaire pour susciter la compassion des Tunisiens sur la souffrance des « présumés victimes » et justifier leurs dédommagements. Quel commentaire apportez-vous à cela ?
C’est dommage. D’ailleurs, dans les médias je n’ai cessé d’appeler à débloquer la situation des hommes d’affaires et lever les doutes sur eux en sanctionnant les fautifs et en libérant les innocents pour les laisser travailler. On ne peut pas rendre stérile et geler les « élites » des entrepreneurs tunisiens. C’est catastrophique. Il faudrait rapidement mettre en route la justice transitionnelle.
Tant que le doute persiste et la communauté d’affaires reste en situation d’attente, nous ne pouvons espérer un redémarrage économique effectif.
Il faut être conscient que si l’ambigüité du discours gouvernemental persiste s’il est conjugué à l’incohérence des actes, nous ne pouvons que sanctionner notre économie et notre société car le flou et le manque de visibilité sont très nocifs pour l’investissement.
La preuve, les notations de la Tunisie à l’international vont de mal en pis.
Quelles sont les difficultés par lesquelles vous êtes passé en tant que ministre et qui vous ont poussé à démissionner ?
Il y en a que j’ai hérité et qui datent depuis bien avant la révolution. Depuis des décennies, l’Etat tunisien est devenu tiraillé entre deux tendances contradictoires et qui apparaissent à travers les ressources et les dépenses qui sont totalement déséquilibrées puisque nous dépensons beaucoup plus que nous ne produisons. Donc décélération des ressources et accélération des dépenses et qui résultent de la baisse des ressources fiscales à cause de l’exonération de nombres de produits des taxes douanières, des amnisties fiscales, des sous déclarations. D’autre part, recul des ressources provenant des établissements publics bénéficiaires et pour finir, c’est le recul de la rente pétrolière.
Les dépenses de l’Etat ont pour leur part augmenté et principalement à cause de la masse salariale devenue de plus en plus lourde, les transferts sociaux et surtout les dépenses de la compensation et le remboursement de la dette publique. Cette situation est très risquée pour l’Etat car elle risque de l’enfoncer dans un déficit insupportable mais aussi il risque de perdre deux rôles fondamentaux, celui de régulateur inter-catégories sociales, inter-régions et inter-générations mais aussi son rôle de développeur. D’ailleurs, nous avons observé ces quinze dernières années l’incapacité de l’Etat à investir dans les équipements et dans les infrastructures de bases et ses penchants déclarés vers l’encouragement des concessions ce qui a pour conséquence la dépendance de la Tunisie des investisseurs étrangers. L’un des cas typiques où cela n’a pas marché se rapporte aux raffineries de pétrole, c’est ce qui explique notre aliénation pour ce qui est du carburant raffiné, nous en importons à hauteur de 70%.
Le Gouvernement annoncé nombre de projets à réaliser, nous ne voyons rien de concret à ce jour sur le terrain, pourquoi selon vous ? En situation de crise, ne revient-il pas à l’Etat de relancer l’investissement ?
Avant d’abonder dans l’explication du retard de l’exécution des gros travaux, revenons à leurs financements. Cette année, nous avons réussir à les budgétiser mais tenez-vous bien, il s’agit de financements en provenance de prêts, de dons et de lignes de crédits étrangères, et surtout des produits de la vente des biens confisqués, donc se sont des moyens de conjoncture et pas de structure et nous n’allons pas chaque année procéder à des confiscations pour financer les biens d’équipement. Le pire est que même en recourant aux moyens de financements conjoncturels, nous n’avons pas redynamisé l’investissement public. La première raison est qu’il y a eu des annonces sur des projets dans les régions de l’intérieur qui n’ont même pas été étudiés. C’était par conséquent de la démagogie pure et simple. Pour les réaliser, il faut des études sérieuses et une planification réfléchie, il faut également simplifier les procédures administratives très lourdes et la troisième raison est le problème foncier et enfin la rareté de la main d’œuvre.
Avec 800 000 chômeurs ? Comment l’expliquez-vous ?
C’est un grand paradoxe en effet. La cause en est que l’ancien gouvernement a commis cette erreur impardonnable de créer des chantiers fictifs pour des ouvriers payés pour des travaux qu’ils n’assurent pas. Ces initiatives ont ruiné l’Etat à double titre : un travail fictif et improductif et une pénurie de la main d’œuvre. Ce sont des primes de chômage maquillées.
Quelles solutions dans ce cas ?
C’est l’allègement des procédures administratives, la résolution du problème foncier et le désengagement de l’Etat des emplois fictifs. Il faut bien sûr beaucoup de courage et de détermination pour réussir à se débarrasser des faux chantiers et beaucoup de lucidité, de sérénité et de rationalité pour en attaquer de vrais.