La question mérite d’être posée au regard de l’abondante littérature que le ministre et ses collaborateurs s’emploient à développer avec véhémence, ces jours-ci, dans les médias, pour défendre, à contrecourant, les avantages du gaz de schiste, faisant miroiter à ceux qui veulent les entendre que l’exploration et l’exploitation de ce type de gaz est la panacée idéale pour résoudre non seulement tous les problèmes énergétiques du pays mais également des problèmes d’ordre sociopolitique: création d’emplois, développement régional, particulièrement dans le centre du pays, mais sans préciser à quel prix.
Leurs interventions intempestives étaient en fait une réaction aux mises en garde formulées par des experts tunisiens sur les menaces sérieuses que présentent les techniques d’exploration de ce gaz pour la santé des hommes et pour l’environnement, et ce après avoir pris connaissance de la conclusion d’une convention avec le groupe anglo-néerlandais Shell.
En vertu de cette convention, ce groupe s’engage à explorer un permis pour l’exploration du gaz de schiste dit «permis du bassin de Kairouan», une zone qui s’étend de Kairouan jusqu’à El Jem en passant par la région de Sfax, c’est-à-dire presque tout le centre du pays.
Le groupe italien ENI, présent en Tunisie depuis plus de 50 ans, aurait manifesté, à son tour, son intérêt pour l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste. A noter au passage que ce groupe a déjà conclu avec le gouvernement algérien un accord pour l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste dans ce pays (Lire l’article).
Rappelons que jusqu’au début des années 2000, le coût d’extraction de tout gaz de ce type était trop important et ne permettait pas une exploitation massive rentable, mais avec la flambée des cours du prix du gaz et le développement des nouvelles techniques, son exploitation permet, de nos jours, un retour sur investissements beaucoup plus intéressant. Ce qui expliquerait sans doute que les Etats-Unis et le Canada aient encouragé l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste.
Pour revenir aux alertes des experts, ces derniers estiment que «le danger de cette exploration ne réside pas dans le gaz extrait mais dans la technique d’extraction: le procédé s’appuie sur le forage directionnel (souvent horizontal), associé à la fracturation hydraulique (provocation de microséismes) d’un grand nombre de puits. La fracturation est obtenue par l’injection d’importantes quantités d’eau à haute pression dans la formation géologique, autour du point d’injection (10.000 à 15.000 m3 par forage).
Alors, premier problème à résoudre: où va-t-on chercher cette eau dans une zone semi-aride qui souffre régulièrement de déficits hydriques structurels?
Autre problématique: l’eau rejetée par l’exploration serait radioactive et comporterait des métaux lourds lesquels peuvent contaminer la nappe phréatique et les eaux de surface (puits, rivières, oueds…) avec toutes les conséquences que cela suppose sur l’alimentation humaine et animale.
Pis, en fin de forage et de fracturation, des milliers de mètres cubes d’eau polluée (par les additifs et éventuellement les métaux lourds) présents dans le puits et les bassins de décantation devront être traités et dépollués, ce qui peut constituer, pour leur dépollution à long terme coûteuse de lourdes charges financières pour l’Etat. Autrement dit, on va payer plus tard plus cher ce qu’on va gagner aujourd’hui.
Pour eux, si l’exploration et l’exploitation de ce gaz ont connu des succès seulement économiques dans des pays vastes comme les Etats-Unis et le Canada, il ne peut pas être de même dans un minuscule pays comme la Tunisie où chaque mètre carré a son importance. Ils pensent que toute option pour l’exploration de ce gaz risque de transformer le pays en ce qu’ils appellent «un immense désert pollué et impropre à toute vie humaine ou animale! L’exploitation de cette ressource serait catastrophique pour le patrimoine et la santé publique: pollution massive des nappes phréatiques et de l’air, destruction des paysages et de milieux naturels…».
Pour mieux saisir la menace du gaz de schiste sur l’eau, aux Etats-Unis, la presse se fait constamment l’écho de ces fuites de gaz vers les nappes phréatiques qui font que, parfois, l’eau du robinet s’enflamme chez des particuliers…
Le point de vue officiel
En réponse à ces graves critiques, Mohamed Lamine Chakhari a rappelé qu’il est aussi patriote et qu’il ne tolèrera aucune dégradation du cadre de vie et de l’écosystème par l’effet des techniques d’exploration du gaz de schiste.
Pour apaiser les esprits, il a signalé que la convention conclue avec le groupe Shell n’est ni un accord de principe ni un accord définitif et que rien n’a été encore signé, jusque-là.
Ceci ne l’a pas empêché, toutefois, de déclarer, à Radio Express Fm, que «les techniques d’exploitation de ce gaz, qui ont connu un grand succès aux Etats-Unis et au Canada ne sont pas dangereuses dans tous les cas».
Décryptage : le ministre est bien conscient que ces techniques pour peu qu’elles ne soient pas contrôlées comme c’est justement le cas aux Etats-Unis et au Canada (contrôle très sévère des additifs polluants injectés dans les forages) peuvent être dangereuses dans certains cas. Le danger existe bel et bien.
Toujours séduit par la rentabilité souhaitée du gaz de schiste, le ministre, sans abandonner définitivement le projet Shell, a tenu à préciser que si cette entreprise parvient à la faveur des techniques traditionnelles conventionnelles (forage des puits d’appréciation du potentiel existant à une profondeur de 2.000 à 2.500 mètres) obtiennent des résultats positifs (découverte de gaz et de pétrole), son département se contentera de ce stade. Mais en l’absence de contrôle strict dont nos ingénieurs sont encore incapables d’assurer, il sera probablement trop tard.
Interpellé sur la même question au cours de l’émission «Mise au point» de la même radio, le PDG de l’Entreprise tunisienne des activités pétrolières (ETAP), Mohamed Akrout, apparemment très irrité, a déclaré que «la polémique suscitée par le gaz de schiste est une tempête dans une tasse», avant de jeter un pavé dans la mare en reconnaissant le plus simplement du monde que «les fracturations hydrauliques sont déjà pratiquées dans le sud du pays».
Ainsi, en catimini et sans informer le public et la société civile, le ministre de l’Industrie, sans disposer des mécanismes de contrôle nécessaire de ces techniques dégradantes pour l’écosystème et la santé de l’homme, a déjà décrété la dégradation de l’environnement.
Conséquence: ce n’est guère une surprise de voir un responsable d’une entreprise comme l’ETAP tenir ce type de langage, entreprise réputée avoir été gangrenée, du temps de Ben Ali, par de grandes affaires de corruption et dont le rapport de la Commission nationale d’investigation sur la corruption et la malversation en fait largement mention.
Tout indique que le ministère de l’Industrie évolue à contrecourant de l’opinion publique locale et internationale.
Pour ne citer que la manifestation la plus récente, samedi dernier (22 septembre 2012), les Français sont descendus par milliers dans les rues pour protester contre le recours à ce gaz et demander à leur gouvernement de promulguer de manière urgente une loi interdisant l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste. Il faudrait faire autant pour la Tunisie.
Quant à l’acharnement du ministère de l’Industrie à défendre le gaz de schiste, les nahdhaouis qui gèrent ce ministère semblent prendre goût aux pratiques de leurs prédécesseurs, les RCDistes qui, pour survivre politiquement, avaient sacrifié les intérêts des futures générations et le droit de tout Tunisien à un cadre de vie vivable.
Qui a dit que l’Histoire est un éternel recommencement!