Quand des responsables politiques et autres leaders d’opinions commencent à multiplier les menaces, les propos haineux, à semer la zizanie, comment s’étonner que la violence se propage dans les populations dans quasiment toutes les régions du pays? A l’heure où tout est devenu un prétexte pour envenimer les rapports sociaux, notamment ceux avec les représentants du pouvoir, opposition ou Troïka, où va-t-on quand la parole politique n’est plus que haine?
Ce constat, Gilles Kepel en a noté les implications lors de son récent séjour à Sidi Bouzid. Il explique «l’absence de tout discours des élites, comme si ces élites n’arrivaient pas à communiquer avec le peuple et ne trouvaient ni le vocabulaire approprié ni les moyens efficaces pour véhiculer leurs messages».
La violence est un phénomène qui affecte désormais toute la Tunisie. De Dar Chaabane à Sidi Bouzid à Menzel Bouzaïane en passant par les Berges du Lac, l’enceinte de l’Assemblée constituante, la présidence de la République, les plateaux de télévision, les émissions de radio, les rédactions des journaux, … La violence incessante est verbale, morale, parfois physique. Qui se soucie d’apaiser, de proposer, de construire, de donner de l’espoir?
Quand les dérapages et trébuchements glissent vers la violence, nous sommes bien loin du jour où, suite aux incidents de Metlaoui de l’année dernière, une délégation de «sages» s’était rendue sur place pour calmer les esprits. A l’époque, il y avait des voix à récupérer! Les élites politiques ne semblent plus mues que par de l’opportunisme et tant que le militantisme, et l’action politique est assimilée à cela, les Tunisiens se désintéresseront de plus en plus de la chose politique et de l’engagement.
Regarder les élites passer le plus clair de leur temps à s’insulter, s’accuser, se dénigrer, et se détruire, cela déçoit les jeunes. Ils ne comprennent pas que les relations politiques ne soient motivées uniquement que par les jeux et enjeux électoraux. Au vu de leur quotidien qui ne change pas, ils n’attendent même plus un discours apaisant et réconciliateur. Ils ne croient plus en rien… Et surtout pas en eux, alors que la jeunesse brillait d’espoirs au lendemain du 14 Janvier 2011.
Entre compromis et la compromission !
Si “désélitiser“ le pays semble être l’une des voies de la révolution confisquée, le pari semble en passe de réussir. La société civile résiste mais commence à se fatiguer tellement il y a d’enjeux qui réclament de la vigilance. La révolution s’est levée contre l’injustice et la corruption et se fracasse face à un pouvoir qui tangue entre les compromis et la compromission. Les élites du pays sont traitées comme si elles n’étaient que corrompues, sales et coupables. A force de ralentir la mise en place de la justice transitionnelle et les réformes, les gouvernants actuels cultivent une vague de culpabilisations pour briser un processus de changement et diviser un peuple qui ne se sent plus rassuré.
Tous les rendez-vous politiques importants depuis le 23 octobre dernier n’ont été que des occasions pour casser, dévaloriser, détruire, attaquer l’autre, le condamner, l’insulter, le dénigrer, le blesser, comme ce fut le cas pour le 9 avril, le 20 Mars, l’affaire Abdeliya, le drapeau tunisien, l’affaire Zeytouna… Les Tunisiens sont sous le choc de l’affaire de la femme violée qui se retrouve inculpée par la justice. L’affaire a fait la Une des journaux du monde entier avec des titres qui ternissent l’image du pays alors que celui-ci vient d’être déclassé par l’agence de notations Standars & Poor’s.
Hormis l’image du pays qui n’a encore pas eu le temps de se remettre de l’attaque de l’ambassade et de l’école américaines, c’est l’irrespect de l’individu et du citoyen qui prime. Les propos haineux des dirigeants politiques, principalement d’Ennahdha, mais il y a autant de violences ailleurs, ne s’arrêtent toujours pas, bien que le gâchis soit conséquent et que le bilan du gouvernement et de la Troïka soit négatif, sur tous les plans. Les annulations des délégations officielles s’accélèrent et ce ne sont ni l’Utica, ni les différents ministères qui pourront y changer quelque chose. Aux dernières nouvelles, la chancelière Angela Merkel aurait annulé son voyage prévu début octobre en Tunisie.
Quand tout déçoit…
A l’approche de la date fatidique du 23 octobre, le choc des récents évènements risque d’éloigner toute tentative d’apaisement, de consensus et d’ouverture dont la société tunisienne a besoin. L’image internationale de la Tunisie est sinistrée par un matraquage de préjugés et d’incommunication. Celle-ci a pris le dessus et lui fait subir des conséquences économico-politiques sérieuses en se dressant comme une fausse vraie réalité au détriment de la majorité des Tunisiens qui sont consternés par l’incompétence de leurs gouvernants et leurs appréciations des enjeux.
Cependant, si on a beau dire que gouverner par le mépris ne pouvait que mener au chaos, il est tout aussi évident que ne s’opposer rien que par le mépris pousse au même chaos. Le pays va mal, très mal. La Troïka déçoit. L’opposition déçoit. La Constituante déçoit. La révolution déçoit. Presque plus personne n’y croit…
Il n’y a qu’à écouter les récriminations du citoyen et de la société civile pour saisir le désarroi. La vie chère, l’insécurité, les promesses en l’air, une Constitution minée de contradictions avec des menaces sur les espoirs de liberté et d’égalité, des médias étouffés, des artistes attaqués, un agenda politique flou, le chômage, la corruption… Le tout sur fond de profiteurs qui étendent leur influence obscurantiste par la terreur. Le tout sur fond de manipulateurs qui étendent leur pouvoir par l’opportunisme.
Le désarroi a aussi empiré par les déclarations des politiques et des nouvelles élites qui ne parviennent à avoir ni de la hauteur ni de la stature.
Faut-il en vouloir à Lotfi Zitoun qui terrorise et se met à avoir peur? Faut-il s’en prendre aux députés qui haranguent comme Hbib Ellouze? Faut-il applaudir un Guassas qui tient des propos orduriers et sort un couteau durant une émission de télévision? Faut-il s’indigner d’un Tahar Hmila qui accuse de fou et déverse un flot d’insultes sur son ex-compagnon de route Moncef Marzouki? Faut-il en vouloir à Nidaa Tounes qui annonce avoir recours à sa propre sécurité?…
Les Tunisiens ont désormais peur les uns des autres. Ils se méprisent, se redoutent, se désolidarisent. Le vivre ensemble est largement menacé. Peut-on construire l’avenir avec un esprit revanchard? Peut-on avancer en réclamant le consensus par l’intimidation et la peur, par la violence et l’incompétence?
De l’avis de tous les observateurs, la situation est loin de s’améliorer. Pire, elle se dégrade. A quelques semaines de la date du 23 octobre, il ne fait plus aucun doute que l’on va vers une autre escalade à moins d’un miracle. A moins d’un sursaut salvateur mais oh combien impératif!
L’incapacité des élites à communier avec l’opinion et les forces politiques, toutes tendances confondues, mais surtout la Troïka à prendre en charge l’avenir du pays en le gérant, met la Tunisie face à de grands défis.
Où va la Tunisie? A moins d’un sursaut miraculeux, vers l’inconnue…