Michael Willis de la chaire Oxford : « A voir l’état des sondages, Ennahdha perdra les prochaines élections »

willis-101012.jpg“Le discours de l’Occident sur la sécurité est comme un disque rayé, et nous devons le dépasser. La brutalité et la cruauté des dirigeants arabes sont un handicap moral énorme pour l’Occident”, a déclaré Larbi Sadiki, enseignant chercheur à l’Université d’Exeter en Grande Bretagne et néanmoins sympathisant des courants islamistes. Il n’est d’ailleurs pas le seul à le penser. C’est peut-être ce qui explique le soutien apporté par la GB et les USA à un “islam modéré“ au Maghreb prenant la Tunisie comme exemple pour une transition paisible vers une démocratie laboratoire.

Michael Willis, maître de conférences à l’université d’Oxford, où il enseigne la politique nord-africaine, estime que l’Occident et principalement la France ont fait preuve d’une grande indulgence envers Ben Ali. La prise du pouvoir par des régimes islamistes dans les pays du printemps arabes permettrait de normaliser leurs rapports avec leurs pays et sociétés en les transformant d’opposants en gouvernants.

Entretien

WMC : Vous avez beaucoup écrit sur le printemps arabe depuis son avènement, comment jugez-vous son évolution aujourd’hui?

Michael Willis : Globalement, je pense que, malgré quelques problèmes, la Tunisie avance positivement dans sa transition démocratique. Aujourd’hui le pays traverse la deuxième phase de sa transition et se trouve en face de nouveaux défis. Celui de consacrer le processus démocratique par la rédaction d’une Constitution qui réponde aux vœux de tous les Tunisiens et intronise les principes universels des Droits de l’Homme ainsi que celui de préparer les prochaines élections. Cette phase doit être gérée avec sagesse et maturité politique dans la sérénité. Je suis optimiste, la Tunisie découvre la voie vers la démocratie.

Vous avez eu l’occasion de voir Rached El Ghannouchi, le leader du parti Ennahdha, quelle appréciation avez-vous sur lui?

J’ai pu rencontrer Rached Ghannouchi, nombre de fois lorsqu’il était en exil à Londres. C’est un homme très intéressant, un bon penseur. Il figure parmi les dirigeants de courants islamistes qui ont pris le temps de réfléchir les choses. Il a une réflexion très sophistiquée et assez bien raisonnée. Nombre d’islamistes estiment qu’il est très modéré et trop ouvert sur l’Occident. Maintenant que son parti Ennahdha est au pouvoir, le défi de Ghannouchi se situe au niveau de la pratique. Il ne s’agit plus de théorie. Nous allons voir s’il va appliquer ses idées ouvertes sur le terrain et ne pas se limiter au discours.

Avez-vous entendu les déclarations de certains membres d’Ennahdha concernant les femmes et les châtiments corporels? Et pensez-vous que le musulman «modéré» qu’est Rached Ghannouchi pourrait maîtriser les tendances extrémistes au sein de son propre parti?

Ceci représente un grand défi. J’estime qu’il y a un gap entre les dirigeants qui saisissent la délicatesse et la fragilité du contexte tunisien modéré qui s’adapte mal à l’extrémisme, et ceux versés dans l’excès, mais ceci est valable pour tous les partis politiques. Les militants sont durs, les dirigeants doivent gérer la masse dans le bon sens pour qu’il n’y ait pas de débordements de part et d’autres.

On reproche souvent aux dirigeants du parti Ennahdha leur triple langage, ce qui n’est rassurant pour personne. Un langage orienté vers l’Occident, un autre vers les militants et un troisième en direction du peuple tunisien. Le dernier exemple en la matière est la déclaration de Rached Ghannouchi sur France 24 et dans laquelle il condamnait le salafisme et l’extrémisme, et sur laquelle il revient 24 heures après pour dire que les salafistes sont les enfants de la Tunisie qu’on doit ménager?

C’est pareil pour tous les dirigeants politiques. Mais j’estime qu’il va falloir entreprendre un discours plus consistant sinon les gens vont se rendre compte qu’il y a un double langage et toute la crédibilité du politique tombe à l’eau. Aujourd’hui, grâce au Net et aux médias, nous pouvons tout recouper et montrer les contradictions au grand jour aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale.

Autant de discours contradictoires sont-ils rassurants pour vous?

Non et c’est ce qui explique qu’Ennahdha perde du terrain en Tunisie car son discours ne rassure pas son électorat dont la confiance au parti au pouvoir commence à s’ébranler.

Pendant plus de 20 ans, Ennahdha a vécu dans la clandestinité et dans l’exil et il était très important pour le parti de gagner la compréhension et la sympathie du monde extérieur. Ses militants travaillaient en étroite collaboration avec les chercheurs et les gouvernements étrangers et dénonçaient la propagande initiée par le régime Ben Ali à leur encontre. Il y avait une guerre communicationnelle entre Ennahdha et Ben Ali. Maintenant ceci ne s’existe plus et les dirigeants d’Ennahdha doivent être plus ouverts et plus crédibles pour pouvoir convaincre tout le monde.

Vous qui connaissez bien le monde arabo-musulman, quel jugement portez-vous sur le soulèvement tunisien comparé à celui libyen et égyptien?

Un collègue à Oxford University parle de la «nassérisation» du monde arabe. Je pense pour ma part que chacun de ces pays suit son propre parcours. J’estime que la Tunisie est assez particulière, elle a une population éduquée, elle est assez homogène et ne souffre pas de luttes tribales ou ethniques. Le poids de l’armée n’y est pas aussi fort qu’en Egypte ou en Syrie où il domine le paysage politique; il n’y a pas de dirigeants fous comme Kadhafi, et il n’y a pas de sectarisme. C’est une chance pour la Tunisie.

Comment voyez-vous l’évolution des choses à moyen terme en Tunisie?

Le grand défi est politique, il faut que la Constitution soit le produit d’un consensus entre les différents partis politiques. A voir l’état des sondages, Ennahdha perdra les prochaines élections. Que se passera-t-il dans ce cas? Il faut espérer que le parti islamiste n’essaye pas de reprendre les choses en main par la force et que les partis vainqueurs n’essayent pas de sanctionner Ennahdha en l’écartant du champ politique. Il est grand temps de dépassionner les rapports entre des partis politiques idéologiquement différents. C’est le plus grand défi des prochaines élections. Mais il y a aussi l’économie et ses difficultés, et j’estime que cela sera un facteur déterminant.

La qualité de vie et le chômage sont des problématiques importantes auxquelles les acteurs politiques doivent trouver des réponses. Sinon cela sera un tsunami qui écrasera tout le processus politique. Il faut focaliser tous les efforts des composantes politiques autour du sauvetage de l’économie.

Certains parlent du mythe du printemps arabe en prétendant qu’il a été orchestré tout juste pour renvoyer les pays arabes, dont le potentiel jeune est important, dans les méandres du moyen âge pour éviter une maîtrise de la technologie qui peut menacer l’Occident; d’autres prétendent que c’est parce que les USA veulent contrôler les approvisionnements des hydrocarbures et les richesses minières dans la région du Maghreb. Qu’en pensez-vous?

Je ne pense pas qu’il faille expliquer ce qui s’est passé dans les pays du printemps arabe de cette manière. On ne peut pas gérer des révolutions de l’extérieur. Les élections ont été libres et les islamistes ont été la plus grande force politique. Les électeurs les ont choisis pour rompre définitivement avec le passé et la dictature. Les votes leur ont également été favorables parce que les gens les pensaient plus honnêtes et plus intègres que leurs prédécesseurs. C’est normal mais il y aura des changements lors des prochaines élections. Je ne pense pas qu’il y aura le même engouement pour l’islamisme. Avoir soutenu des régimes islamistes modérés ne part donc pas de l’idée d’un complot occidental vis-à-vis des pays musulmans mais plutôt de l’idée de normaliser ces composantes politiques qui ont toujours vécu dans la clandestinité et ont toujours été dans l’opposition.

Il s’agit de les voir à l’œuvre au pouvoir, car il est facile de critiquer quand nous sommes en dehors des sphères de décision, mais une fois dedans, on réalise tout de suite que ce n’est pas facile de gouverner, de changer les choses et les gens.

L’idée était donc de changer leur positionnement de celui d’opposants professionnels à celui de gouvernants pour voir s’ils en ont l’étoffe ou pas?

Oui, c’est en quelque sorte cela. Tester leurs capacités de leaders et d’hommes du pouvoir et les sortir de ce cercle vicieux d’opposants éternels. Il fallait que les composantes islamiques arabes rentrent dans les normes des dirigeants politiques reconnus et choisis par les urnes, qu’ils exercent le pouvoir et fassent les preuves de leurs capacités et compétences à gérer les affaires d’un pays sans que cela soit conflictuel. Les partis chrétiens en Europe ont leurs propres idéologies mais respectent les règles du jeu démocratique ainsi que leurs adversaires politiques.

Il faut que tous les partis politiques tolèrent la présence des autres, ma peur est qu’en Tunisie certains partis militent pour l’exclusion de leurs rivaux. Ca serait trop dangereux. Prenez l’exemple de Néjib Chebbi du PDP, il a perdu les élections, il a reconnu son échec, félicité les partis gagnants et a choisi de rester dans l’opposition, il a été beau joueur, c’est cela être démocrate. Le refus de l’autre est périlleux. Ceux qui n’aiment pas Ennahdha devraient féliciter le gouvernement si son bilan est positif.

Quelle image vous inspire un Rached Ghannouchi, hypothétiquement modéré, qui fait des déclarations, ensuite les contredit, donne des promesses ensuite revient sur elles? Comme celle qu’il a faite à propos de son refus de revenir à la politique à son retour en Tunisie et qu’il n’a pas respecté ou celle de ne pas intervenir dans les affaires de l’Etat et qu’il ne respecte pas, et pour preuve la désignation de son beau-fils en tant que ministre des Affaires étrangères?

Rached El Ghannouchi comme tous les dirigeants des partis politiques cherche à transformer la société. Mais je pense que ce n’est pas facile de changer le modèle de société tunisien et j’estime qu’Ennahdha l’a aujourd’hui compris à travers son exercice du pouvoir. Ce n’est pas possible de métamorphoser un pays d’un jour à l’autre. Ghannouchi a vécu trop longtemps loin du pays, entre temps, la Tunisie a évolué et ne correspond plus à l’idée qu’il s’en faisait. Aujourd’hui, ce sont les électeurs qui décideront s’ils doivent accepter ou pas le modèle qu’il leur offre, mais je pense que ce n’est pas une tâche aisée que de changer le mode de vie tunisien.