La situation économique en Tunisie, catastrophique? Dramatique? Apocalyptique? C’est tout cela à la fois et plus à entendre les hommes d’affaires s’exprimer jeudi 11 octobre au siège du patronat. Circulez y a plus rien à attendre… Ou encore plus les dés sont jetés et l’entrepreneuriat va droit au mur. C’est un son de cloche revenu sur toutes les bouches en cette journée où l’on voit, pour la première fois, depuis la révolution, les opérateurs parler de leur situation en toute franchise et parfois même brutalement, signe de leur indignation et d’une exaspération qui a vite viré au ressentiment.
Ressentiment en réaction à un climat où il ne fait plus bon faire des affaires, car l’homme d’affaires, jadis symbole de réussite et de mérite, est devenu aujourd’hui un paria traité de corrompu, voleur et indiscipliné. «Je suis excédé, révolté, exténué d’entendre tout le monde nous traiter de voleurs! Mon grand-père était un artisan, mon père était un industriel et je suis moi-même opérateur privé. En plus de 50 ans d’indépendance, nous avons édifié la Tunisie, nous avons créé des richesses, nous avons employé nos compatriotes. Il est inadmissible de nous traiter de “suceurs de sang“ et nous ne l’accepterons plus. Je suis atterré de voir la manière dont est traité aujourd’hui l’opérateur privé lors des négociations sociales, face aux représentants du gouvernement et ceux de l’UGTT, nous sommes des moins que rien alors que c’est nous qui faisons marcher le pays. Il faut le dire haut et fort. Nous tenons à respecter les droits des travailleurs, mais il n’est pas question que cela se fasse aux dépens de l’entreprise et de sa survie, car sans entreprise, il n’y a pas de travail et il n’y aura pas de défenseurs des droits des travailleurs!».
C’était Walid Bellagha, un jeune entrepreneur opérant dans la formation professionnelle et membre de l’UTICA Ben Arous, qui s’exprimait ainsi.
Une impression que partagent la plupart des participants à cette rencontre UTICA mais également le sentiment d’être trahis et lâchés, y compris par le gouvernement censé préserver les intérêts des acteurs économiques seuls garants, en principe, de l’essor du pays. «Avez-vous jamais vu un pays appeler la communauté d’affaires à créer de l’emploi et dans le même temps offrant les marchés les plus intéressants à des opérateurs étrangers? Je voudrais profiter de l’occasion pour rappeler à notre cher gouvernement que les 30.000 logements qu’il prévoit de construire pourraient nourrir 3,5 millions de Tunisiens grâce aux emplois directs et indirects qu’ils pourraient créer. Au cas où il insiste pour offrir ce marché aux Turcs, je préférerais autant qu’il sollicite ses grands amis qataris qui pourront, grâce à leur Sheikh Qaradhaoui, inventer une fatwa nous autorisant à traiter avec l’Etat d’Israël. Car ses logements préfabriqués sont moins chers, plus solides et seront réalisés en un laps de temps; en plus, on pourrait employer des Palestiniens, ce qui ne serait pas aussi mal!»…
L’entreprise est aujourd’hui menacée dans son existence même, moins de productivité, plus de discipline, absence de ponctualité et pour couronner le tout une insécurité tous azimuts: «Nous sommes en train de vendre nos biens, ceux pour lesquels nous avons peiné des années durant pour pouvoir payer nos employés. Si cela continue, nous allons céder nos entreprises au gouvernement au dinar symbolique. Il nous faut des solutions et pas demain, aujourd’hui et tout de suite», a déclaré un opérateur dans la manutention portuaire qui a éclaté en sanglot créant un sentiment d’émotion intense et d’impuissance dans la salle.
Le dépôt de bilan, c’est ce que tout le monde risque et le pays y va aussi, sûr que l’entreprise va droit dans le mur. Parce que même les entreprises qui veulent embaucher ne trouvent pas de main-d’œuvre, ni qualifiée ni non spécialisée. «Nous avons voulu à Leoni embaucher des employés non spécialisés, nous ne les avons pas trouvés sur place, alors nous sommes allés les chercher à l’intérieur du pays, nous n’en avons pas trouvé non plus. Vous savez pourquoi? A cause des ouvriers municipaux payés 240 dinars tunisiens à ne rien faire. L’un d’eux m’a nargué me disant: “si vous me payez même 350 dinars, je ne travaillerais pas chez vous, ici j’ai un salaire, je ne travaille pas et je suis chez moi, je n’espère pas plus», témoigne le responsable communication RH de Leoni.
50.000 Egyptiens à importer pour la cueillette des olives
La Tunisie souffre également d’un mal qui gangrène tout le pays, celui des chômeurs payés, et des autres qui refusent de travailler, non seulement se complaisent dans leur situation mais menacent de se révolter si on ne satisfait pas à leurs demandes. A tel point que les agriculteurs ont demandé au gouvernement d’importer la main-d’œuvre d’ailleurs. «Puisque nous avons une main-d’œuvre super qualifiée qui ne trouve pas du travail ici et une autre qui refuse le travail, nous nous sommes entendus avec les autorités publiques pour importer 50.000 ouvriers égyptiens d’ici le mois de décembre pour la cueillette des olives!».
Non ce n’est pas de l’intox, c’est la pure vérité, nous en sommes là dans la Tunisie postrévolutionnaire où certaines ONG prennent aveuglément la défense de personnes qui veulent vivre aux dépens du contribuable qui peine pour mériter son salaire. Un pays où le gouvernement, par incompétence, ou dans le souci de s’assurer les voix d’un électorat «pauvre», refuse de prendre des mesures coercitives à l’encontre de ceux qui menacent autant l’économie que la paix sociale et qui veulent vivre sur le dos des autres…
Quant aux ouvriers qualifiés, c’est une autre histoire, car il n’y en a pas beaucoup, ni dans le secteur des textiles ni dans celui des cuirs et chaussures: «Cela fait plus de deux années que nous militons pour que le ministère de l’Emploi nous aide à créer un centre de formation professionnelle dans les spécialités du cuir et chaussures, sans succès. Nous sommes, à chaque fois, évincés par l’Administration du ministère, alors que la demande est pressante», témoigne, pour sa part, Zohra Mansour de la Fédération des cuirs et chaussures.
Une Administration devenue atone, sourde et muette quant aux défis auxquels fait face le pays, et pour cause: «Avant, il y avait peut-être des pratiques de corruption mais la plupart des PME n’en profitaient pas, il y avait quelques unes qui avaient les bras longs, aujourd’hui aucun geste, aucun effort n’est fourni par l’Administration. Tout le monde a peur, personne ne veut prendre de décision à tel point qu’un fonctionnaire m’a dit à propos d’une autorisation pour une grande surface: “Vous savez, avant, on aurait pu résoudre votre problème sur simple coup de fil, aujourd’hui, on peut nous accuser de malversations parce que nous avons voulu vous aider!». Et pour cause, à chaque fois qu’un membre du gouvernement de la fameuse Troïka se présente à la télévision et surtout du CPR, il brandit l’étendard de la lutte contre la corruption, signe d’une campagne électorale qui se poursuit depuis 2011 mais dont les conséquences pèsent très lourd sur l’administration, les opérateurs privés et l’économie du pays.
Soit! Quand on finira à bout des entreprises tunisiennes, il va falloir que le CPR cherche un nouveau cheval de bataille…
Dans l’intervalle, celles qui doivent investir pour employer ceux qui désirent travailler, les diplômés n’investissent plus car les entreprises ont besoin de survivre avant tout. «Nous avons eu une rencontre avec le chef du gouvernement au mois de ramadan et nous avons cru qu’il avait saisi la gravité de la situation, mais j’ai l’impression que nous n’avons pas su suffisamment l’expliciter. Nous assurons que le pays va vers la dérive, le gouvernement nous répond, “les entreprises se portent à merveille“; il y a quelque chose qui ne va pas là… Nous avons appelé à l’organisation d’une journée d’études sur l’économie parallèle que nous estimons aujourd’hui à 50% en présence d’ONG pour que tout le monde assume ses responsabilités. Notre partenaire stratégique, l’UGTT, doit aussi assumer ses responsabilités avec nous, les entreprises sont aujourd’hui mises au pied du mur, si personne ne le comprend, c’est au peuple de trancher… On parle tous d’investissements, il faut tout d’abord arrêter le désinvestissement», a indiqué Hamadi El Kooli, président de la Fédération des Exportateurs qui a profité de l’occasion pour appeler le gouverneur de la Banque centrale à réviser la décision prise concernant ce qu’on peut appeler de «nationalisation des comptes en devises des exportateurs». «Cette décision est très dangereuse. Pendant 30 ans, l’entreprise tunisienne est passée par des conditions presque fictives. En 1987, nous avions 4 jours de réserves en devises. A l’époque, on a pris une courageuse décision de créer des comptes professionnels en devises, ce qui a généré une grande dynamique, beaucoup d’argent et a eu un impact des plus positifs sur l’économie. Le gouverneur de la BCT vient de décréter que les titulaires des comptes titulaires en devises devront, pour leur règlement de leurs dépenses en devises, utiliser en priorité sous leur responsabilité de disponibilité et leurs banques ne doivent autoriser que les montants dont ils ont effectivement besoin. Qui détermine ses besoins? L’entrepreneur, la BCT ou la banque et monsieur le gouverneur d’ajouter: tout excédent doit faire l’objet de session contre dinar sur le marché de change. Ceci s’appelle une décision pour appauvrir l’entreprise! Tout simplement!», a poursuivi M. Kooli.
Comment pourrait-on faire face au naufrage de l’entreprise tunisienne lorsque l’Etat est impuissant, pratiquant le populisme politique et, dans le meilleur des cas, prenant les mauvaises décisions? L’UGTT fait monter la surenchère, sûre de sa toute puissance confortée après le soulèvement du 14 janvier et affichant un refus total devant la souffrance des PME? Et les partis politiques, soucieux plus de leur positionnement que de la sensibilisation aux problématiques socio-économiques du pays sans oublier les médias dont la vache à lait est actuellement le sensationnalisme politique comme si c’était des faits divers à la «France Soir».
Quant aux réalisations par les chiffres, eh bien en six mois, il y a des investissements de l’ordre de 282 MDT dans le secteur industriel; pour ce qui est des IDE et sur 8 mois, on a enregistré 313 MDT. Les intentions d’investir sur 8 mois s’élevaient à 2.642 MDT.
Et si nous observons la situation de l’économie par secteur, rien que pour celui de l’export, qui emploie 350.000 personnes, les régressions sont ahurissantes entre 2011 et 2012. Ainsi, alors que le secteur des textiles avaient affiché une progression de 10% en 2011, il est à -11% cette année pour les 8 premiers mois. Les industries mécaniques et électriques, qui affichaient une hausse de 20% en 2011, n’ont progressé que de 2,7% cette année et, enfin, le secteur des cuirs et chaussures a reculé de 3% en 2011 alors qu’il avait progressé de 9% l’année dernière.
La révolution aurait-elle été une entreprise ruineuse pour nous autres Tunisiens?