La situation économique en Tunisie, catastrophique? Dramatique? Apocalyptique? C’est tout cela à la fois et plus à entendre les hommes d’affaires s’exprimer jeudi 11 octobre au siège du patronat. Circulez y a plus rien à attendre… Ou encore plus les dés sont jetés et l’entrepreneuriat va droit au mur. C’est un son de cloche revenu sur toutes les bouches en cette journée où l’on voit, pour la première fois, depuis la révolution, les opérateurs parler de leur situation en toute franchise et parfois même brutalement, signe de leur indignation et d’une exaspération qui a vite viré au ressentiment.
Tout d’abord, Hamadi Jebali, il est vrai, Premier ministre de tous les Tunisiens, reste cependant le secrétaire général d’Ennahdha, et aurait pu dépêcher une autre personnalité pour représenter le gouvernement s’il n’était pas personnellement convaincu de l’importance du dialogue en cette phase délicate par laquelle passe le pays.
Ce faisant, il se démarque complètement d’une ligne de conduite observée depuis sa prise du pouvoir, à savoir un alignement presque systématique sur les positions de Rached El Ghannouchi. En affirmant dans son discours: «les différences idéologiques et politiques ne datent pas d’aujourd’hui en Tunisie et il est de notre responsabilité à tous de veiller à établir des canaux pour le dialogue entre nous autres Tunisiens et d’arriver à un consensus pour rassurer nos compatriotes »… En décrivant la révolution comme l’instrument qui «a libéré nos esprits»… En décrétant qu’une année après des élections libres et transparentes, «il nous paraît indispensable de rédiger la Constitution dans un laps de temps raisonnable». Qu’il est impératif que «les représentants du peuple, nos élites politiques, économiques et tous les représentants de la société civile s’associent ensemble pour commémorer le premier anniversaire de la révolution dans la sérénité et dans la joie et se mettre d’accord sur les plus importantes questions se rapportant à la constitution et au rôle de la Constituante», Hamadi Jebali affirme son adhésion aux principes d’un dialogue national sans que cela soit conditionné par l’exclusion de l’une ou de l’autre des composantes politiques.
Mustapha Ben Jaafar, président de la Constituante, va dans le même sens en rappelant la légitimité de la Constituante qui ne peut aucunement être remise en cause. «Nous aurions espéré voir tous les acteurs politiques participer à cette initiative car le consensus exige des concessions de part et d’autre. Au final, c’est aux urnes de juger de qui est le mieux habilité à tenir les rênes du pouvoir».
Le président de la Constituante, qui n’a pas manqué de vanter l’initiative prise par l’UGTT, organisation historiquement active sur le plan social mais qui a toujours été partie prenante importante dans les crises politiques et sociales en Tunisie, s’est voulu rassurant. Il a confirmé la détermination des élus à mettre en place une Constitution qui garantit les droits de tous les Tunisiens. «Nous tenons à instituer un régime politique où le peuple décidera par suffrage universel de son président et de ses représentants et qui sacre la séparation des pouvoirs et instaure un Etat laïc et républicain garant de la liberté de culte et d’expression»…
Il rejoint en cela Hassine Abassi, secrétaire général de l’UGTT et hôte de la rencontre qui a insisté dans son discours d’ouverture sur la liberté de pensée et les pratiques démocratiques adossées aux concepts de citoyenneté et une gouvernance participative ainsi que la responsabilité de tous dans l’édification du pays. Le «patron» de l’UGTT a assuré ne pas vouloir se substituer aux partis politique mais réagir à une situation sociale marquée par la régression des indicateurs économiques au point de menacer les équilibres fondamentaux du pays et la rupture du dialogue entre différentes composantes politiques, ce qui représente un risque sur la transition démocratique.
M. Abassi a exprimé ses regrets de voir la décision d’Ennahdha et du CPR de ne pas participer au dialogue national: «Nous aurions espéré voir ces deux partis négocier dans le cadre de cette rencontre un consensus avec les autres partis politiques qui se rapporterait à la nature du régime politique, au choix d’une instance indépendante pour l’organisation des élections et à l’application du décret 116 portant création d’une instance indépendante de l’audiovisuel»…
Pas de stabilité économique sans sécurité et pas de sécurité sans stabilité économique
L’une des interventions les plus émouvantes lors de la rencontre initiée par l’UGTT, c’est celle de Ahmed Mestiri, une des figures emblématiques de la Tunisie postindépendance et opposant aguerri qui n’a pas mâché ses mots et a exprimé ses craintes de voir la Tunisie perdre plus qu’elle n’a gagné après le 14 janvier: «Je ne vous cache pas ma détresse, quand je vois la détermination de certains, sous couvert de combats, politiques remettre en cause l’identité tunisienne, s’attaquant à l’aspect vestimentaire et jusqu’au mode de vie de notre peuple…. La Tunisie a été toujours partisane d’un islam modérée défendu par l’imam Sahnoun… Nous avons exporté les doctrines modérées ailleurs… Il faut comprendre que l’on ne peut s’attaquer à notre identité, une identité construite au fil des siècles…»
Ahmed Mestiri n’a pas parlé que d’extrémisme politique, il a également abordé les menaces sécuritaires. «Il y a ici même sur notre sol des individus qui cherchent à saper le consensus politique dans notre pays et faire échouer la transition démocratique. Certains individus veulent déstabiliser la Tunisie et menacent ses équilibres précaires postrévolutionnaires. C’est pour cela qu’il faut veiller à garantir et renforcer la sécurité. Une sécurité qui dépend en grande partie de notre capacité à parer aux inégalités sociales en mettant en place un modèle économique garant de plus d’équité entre les régions et les classes sociales et une économie qui a besoin de sécurité et de stabilité sociale pour croître et assurer l’essor du pays».
Pour le fondateur du MDS (Mouvement des Démocrates Socialistes), l’état du pays se dégrade et le sort de la Révolution est incertain, d’où l’importance de se mobiliser pour ne pas décevoir la jeunesse qui a fait la révolution. «Je ne vous cache pas que la jeunesse tunisienne commence aujourd’hui à remettre la révolution sérieusement en question. “Cette révolution ne nous a rien apporté’’, c’est ce qu’ils commencent à se dire, et cela s’appelle perdre foi en la révolution».
D’où l’importance, comme l’a fait remarquer Abdessattar Moussa, président de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme, d’établir non pas un dialogue «à coups de poings» comme c’est devenu d’usage aujourd’hui mais de mots, de négociations, d’idées et d’arguments, car la légitimité électorale doit être impérativement liée à une légitimité consensuelle».
Wided Bouchamaoui, présidente de l’UTICA, invitée à s’exprimer, a rappelé l’importance pour son organisation de l’instauration d’un Etat civil et d’un régime républicain insistant sur l’importance de la visibilité pour les opérateurs économiques. «Il est nécessaire pour nous, en tant qu’opérateurs privés, de voir l’avenir de la Tunisie se profiler plus clairement. La mise en place d’un agenda politique précis concernant l’organisation de nouvelles élections et la nature du régime politique serait de nature à inciter les investisseurs domestiques et internationaux à miser sur la Tunisie… Il est de notre devoir de prévenir tous nos partenaires, sociaux ou politiques, quant à la gravité de la situation économique qui ne souffre plus aucun doute ou attente et qui exige un consensus national autour des grandes questions qui empêchent le pays d’aller de l’avant»…
Près de 50 partis et organisations de la société civile ont participé à la conférence initiée par l’UGTT. Une conférence censée apaiser les tensions entre la Troïka et l’opposition. Une conférence à laquelle Ennahdha a refusé de participer arguant son refus par la présence de partis (Nidaa Tounes et le Front populaire) lui déniant sa légitimité comme si c’était elle et elle seule la Constituante!
Moncef Marzouki, président de la République provisoire, décidé tardivement à marquer de sa présence la manifestation, a pour sa part affirmé son soutien inconditionnel au dialogue entre toutes les composantes politiques et de la société civile afin d’éviter toute crise politique et mettre en place un consensus et affirmant que la légitimité appartient au peuple et non aux partis politiques.
“Une faute politique”, c’est ainsi que Slaheddine Jourchi, analyste politique, a jugé l’absence d’Ennahdha au dialogue national. C’est d’ailleurs l’avis de tous les observateurs politiques qui estiment que cette défaillance à une rencontre importante pour le pays dénote d’un manque de courtoisie et de diplomatie face à l’invitation d’une institution aussi importante que l’UGTT. C’est aussi la preuve selon eux qu’Ennahdha veut faire cavalier seul et n’entendre que sa propre voix, poussant l’arrogance jusqu’à croire que c’est à elle seule que revient le choix de ses interlocuteurs politiques. Ce à quoi Ahmed Mestiri, qui les a pourtant appuyés à une certaine époque, répond: «Un dialogue se fait entre des individus qui portent des points de vue différents, sinon pourquoi aurions-nous besoin de dialoguer».
Le véritable dialogue suppose la reconnaissance de l’autre aussi différent de nous soit-il. Pour le président d’Ennahdha, qui ne reconnaîtrait même pas la Tunisie, la sacrifiant à la «Oumma», la seule forme de dialogue est de s’adresser à des disciples qui ne savent qu’obéir. Ecouter l’autre est une entreprise difficile sinon impossible pour lui.
Il oublie que le dialogue est la plus puissante des armes, lui qui affiche une préférence marquée pour les rapports de forces.