Une alternative existait-elle pour la Constituante? Le choix opéré était-il le bon? On pourrait le penser. Reste qu’entre le discours et la réalité du terrain, il y a toujours un abîme.
Garçon de café au quartier Lafayette, à Tunis, Messaoud n’est pas un homme heureux. Pour lui, la Tunisie n’a pas eu de chance. «Nous n’avons eu ni la Constitution ni la bonne gouvernance», souligne-t-il. Pour lui, ce qui se passe depuis le 23 octobre 2011, c’est tout faux. «Nous nous sommes engouffrés sur une mauvaise voie», insiste-t-il.
Des Tunisiens comme Messaoud, il y en a peut-être des millions. Quoi qu’il en soit, les faits leur en donnent peut-être raison. Les peuples jugent les politiques en fonction des espoirs qu’ils font naître, mais aussi et surtout en fonction des réussites qu’ils enregistrent. Or, la rédaction de la Constitution pour laquelle les Constituants ont été élus (en principe pour un an) n’est pas là. Et les Tunisiens n’ont pas vu venir la croissance attendue. Encore moins l’équilibre régional tant espéré.
C’est en fait le sit-in de La Kasbah 2 qui a imposé le choix de l’élection d’une Assemblée nationale constituante (ANC). Elle est intervenue après la démission du 2ème gouvernement de Mohamed Ghanouchi, le 27 février 2011, et son remplacement par Béji Caïd Essebsi. La date de cette élection est fixée, le 3 mars, par le premier président provisoire de la République, Foued Mebazaa, pour le 24 juillet 2012. Avant d’être reculée pour le 23 octobre 2011. Auparavant, le pays allait tout droit vers une élection présidentielle pour le 15 mars 2011.
Laisser les choses évoluer normalement
Ce choix était-il bon? N’était-il pas préférable de laisser les choses évoluer comme prévu, dans l’adresse au peuple au lendemain de la fuite du président déchu, par Foued Mebazaa, le 14 janvier 2011? C’est-à-dire évoluer vers une élection présidentielle qui provoquerait rapidement des élections législatives. Le Parlement serait chargé alors d’écrire une nouvelle Constitution.
Pour les partisans de ce scénario ou tout autre qui lui serait proche, mais non celui de l’élection d’une Constituante, estiment, donc, qu’une autre voie était sans doute possible. Secrétaire général de l’Union Populaire Républicaine (UPR), Lotfi Mraihi, est de ceux-là. Il l’a dit clairement dans une interview accordée à notre journal électronique (Voir Lotfi Mraihi, Secrétaire général de l’UPR: Le peuple a été poussé à faire un choix non judicieux, celui de la Constituante).
Lorsqu’on les écoute, ceux qui défendent des choix autres que deux qui ont été opérés avancent nombre d’arguments. Ils pensent, d’abord, que le problème n’a pas été à la limite dans la Constitution de 1959. Celle-ci est, comme pour toute Constitution, ce qu’on souhaite en faire. Ils donnent pour preuve que des textes de l’ère aussi bien bourguibienne que benalienne étaient des textes «démocratiques». L’usage que l’on a fait de ces textes les a rendus, toutefois, «anti-démocratiques».
Une règle qui ne se vérifie pas toujours. Mais essayons de faire, et à la limite, l’avocat du diable.
En matière de liberté de la presse, par exemple, le récépissé prévu par l’article 13 de l’ancien Code de la presse d’avril 1975 devait, selon les termes de la loi, être fourni automatiquement. La pratique en a décidé autrement. L’administration se dérobait à ce droit par nombre d’artifices et de ruses. En clair: l’administration a fait une autorisation d’une simple déclaration.
Il a accepté d’obtempérer
Autre exemple: l’existence du tristement célèbre ministère de la Communication, bras droit d’un Etat spoliateur des libertés sous le régime de Ben Ali, n’est pas automatiquement contraire aux valeurs de la liberté d’expression. Cela va dépendre du contenu que l’on va donner à ce format. La France, une des plus grandes démocraties du monde, a toujours prévu un portefeuille ministériel pour la Communication. Ce département n’a pas eu les mêmes fonctions sous le général De Gaulle (1959-1969) et sous Jacques Chirac (1995-2007). Pourtant, tous deux, croyant au même idéal politique et au même modèle de société et tous deux présidents de la Vème République.
Ensuite: les textes pouvaient être changés très vite. Y compris par le Parlement benalien. Ce dernier ne pouvait se refuser à cet exercice maintenant que les choses ont changé. N’a-t-il pas décidé d’obtempérer lorsque le premier président provisoire lui a demandé, en mars 2011, de se saborder en votant une loi autorisant le président de gouverner par décret-loi en lieu et place du parlement?
La rue et les comités révolutionnaires étaient du reste devenus maîtres des lieux. Le gouvernement Essebsi en est du reste un excellent exemple: le président élu 60 jours après le départ du président déchu, Zine El Abidine Ben Ali, ne pouvait gérer le pays sans consensus.
L’élection d’un nouveau président de la République suivie de l’élection d’une nouvelle Assemblée pouvait éviter au pays des déchirements comme ceux que l’on a observés depuis le 23 octobre 2011. Elus pour une longue période (5 ans), ceux-ci auraient pu gouverner plus facilement et ne pas réfléchir constamment aux échéances qui les attendent.
Côté rédaction d’une nouvelle Constitution, cette tâche pouvait se faire plus rapidement. Des options étaient possibles comme le fait de revoir tout simplement des articles de la Constitution de 1959. Il était possible aussi de tout revoir. L’essentiel, c’est que l’on pouvait faire plus vite: 4 à 5 mois. Des exemples édifiants existent dans le monde. Y compris dans notre région.
Enfin: cette démarche aurait favorisé une évolution plus soft. Elle aurait permis au pays d’évoluer plus calmement. On n’aurait sans doute pas connu, par exemple, les désastres occasionnés au niveau de notre tissu économique et social.
Reste qu’entre le discours et la réalité du terrain, il y a toujours un abîme. Conclusion: ceux qui estiment que l’on pouvait faire autrement se trompent peut-être. Le peuple aurait-il accepté un autre scénario que celui de l’ANC? Et puis, ces scénarios pouvaient-ils être menés, et malgré toutes les bonnes volontés, sans accrocs?
Il est de toute façon aujourd’hui trop tard. Les choix ayant été opérés. Il s’agit maintenant d’assurer un bon déroulement des choses pour le reste de la deuxième période transitoire.