Le gouvernement, pour moult raisons, serait fortement contesté, tous comme certains des ministres désignés à des postes clés, et ce par une partie de la société civile, des composantes politiques et des médias …
Aux premières loges, pourtant, une personne fait l’unanimité. Il s’agit de Ridha Essaïdi, ministre conseiller auprès du chef du gouvernement chargé des Dossiers économiques et sociaux. Travailleur, intègre, réceptif et modeste, cet ingénieur de formation converti en expert des politiques économiques du pays jouit de l’estime autant de la communauté d’affaires que des opposants politiques et des représentants des médias. C’est dire que le respect et la considération d’autrui se méritent…
Bilan d’une économie toujours dans le creux de la vague, malgré quelques lueurs d’espoir, dans l’entretien ci-après avec “Monsieur Consensus“ du gouvernement Jebali.
WMC : Comment appréciez-vous la situation économique du pays au bout de presque une année d’exercice?
Ridha Essaïdi : Nous avons hérité d’une situation économique difficile. A notre arrivée au pouvoir, les indicateurs étaient alarmants. La croissance économique était négative durant 2011, la production dans les secteurs stratégiques, comme le phosphate et les engrais chimiques, a reculé, ce qui a affecté les exportations. Pareil pour les biens et services et le secteur du tourisme carrément immobilisé.
Dans ce tableau sombre, le seul secteur qui a réalisé une croissance de 9%, c’était le secteur agricole.
Pour ce qui est des fondamentaux de l’économie, le déficit commercial se creuse de plus en plus et cela ne date pas d’aujourd’hui. Cela avait commencé en 2011 et s’est poursuivi cette année. Le déficit commercial est dû, comme vous vous en doutez, à l’augmentation des importations et au recul des explorations. Les industries manufacturières et surtout les IME (Industries mécaniques et électriques) ont régressé ainsi que le secteur du textile. A ceci, plusieurs raisons: l’instabilité sociale, d’une part, et la crise économique de l’Europe, d’autre part, qui a engendré un recul de la demande et a affecté le secteur productif du textile tunisien et surtout les PME.
Une nette reprise du tourisme s’est profilée dans la deuxième moitié 2012 en comparaison avec la saison 2011, mais nous restons en deçà des réalisations de 2010.
Au-delà de ces constats, voyez-vous aujourd’hui des signes de reprise?
Les signes de reprise se manifestent sur le plan de l’investissement, même si le contexte que nous vivons ne s’y prête pas encore. Il existe encore de l’incertitude quant aux intentions d’investissements des hommes d’affaires tunisiens. Le manque de visibilité au niveau de la conjoncture politique du pays dans l’attente des prochaines élections et du démarrage de la mission de l’Instance nationale pour l’organisation des prochaines élections n’œuvrent pas pour éclaircir plus la situation et rassurer la communauté d’affaires même si, en ce qui nous concerne, nous essayons de donner toutes les garanties aux opérateurs privés et de les assister et les soutenir.
Le politique reste à ce jour déterminant pour ce qui est de la croissance des investissements. Pourtant, il y a des intentions réelles d’investissement et elles sont importantes dans les secteurs de l’industrie manufacturière et de l’énergie, dans lesquels elles étaient de 24% lors du premier semestre 2012. Aussi pour les investissements directs étrangers (IDE), il y a eu une nette progression cette année.
C’est la concrétisation des projets qui fait défaut et pour moult raisons d’ailleurs. Nous espérons trouver des solutions pour inciter les investisseurs à aller jusqu’au bout de leurs projets en parant principalement à l’entrave sécuritaire qui nous empêche de réaliser nos objectifs de développement des investissements au national et à l’international.
Il y a eu pourtant une nette amélioration depuis le début de 2012, si ce n’est les évènements de l’ambassade américaine qui ont compliqué encore plus notre tâche, conjugués au climat tendu et instable à l’intérieur de la République où les sit-in et les manifestations sont devenus un pain quotidien pour les autorités régionales. Tout cela a bien entendu des conséquences directes sur les intentions d’investissements, sur l’attractivité du site Tunisie.
On reproche au gouvernement, justement, tous les projets prévus et budgétisés par la loi des Finances complémentaires et qu’on ne voit pas réalisés sur le terrain, on n’en voit même pas les prémices… Ne pensez-vous pas que démarrer ces projets en tant qu’Etat rassurerait et les investisseurs et la population?
Nous avons élaboré un budget assez ambitieux, en prévoyant un montant de plus de 6,4 milliards de dinars pour l’investissement dans différents secteurs et différentes régions. Nous voulions en tant qu’Etat être les initiateurs des grands projets, susciter une dynamique économique sur tout le territoire du pays et surtout dans les zones intérieurs.
Nous tenions et tenons à ce jour à être la locomotive et avant-gardiste dans la relance de l’investissement. Mais -eh oui, malheureusement, il y a toujours un mais- la lourdeur des procédures administratives et les formalités assez compliquées relatives à la commission des marchés, aux appels d’offres ne plaident pas pour l’accélération du processus d’octroi du marché et du choix rapide du profil d’entrepreneur le plus adéquat.
Pour y parer et activer le processus, nous avons pris la décision de raccourcir les délais et simplifier les procédures dans le respect de la loi et des règles en vigueur. Nous sommes à un niveau d’exécution de 30% des investissements prévus. Nous espérons atteindre les 80% d’ici la fin de l’année, c’est-à-dire près de 5.000 millions de dinars d’investissements.
Quels sont les projets dans lesquels vous avez déjà investis et dans lesquels vous comptez investir d’ici la fin de l’année?
Ils sont au nombre de 6.000 projets dans différents secteurs. Il y en a de très importants dans l’infrastructure agricole dont l’objectif est le renforcement des capacités de productions de la Tunisie surtout dans les domaines de l’hydraulique, de l’environnement et principalement de l’assainissement (ONAS et ministère de l’Environnement).
Les projets touchent toutes les régions. Nous démarrons incessamment des études importantes concernant des gros travaux d’infrastructure comme l’autoroute qui reliera Gafsa, Nfidha et Kairouan, Kasserine et Sidi Bouzid. Il y a même l’idée de rallonger l’autoroute vers Tozeur. Ce ne sera pas l’Etat qui en assumera les charges, et cela n’a d’ailleurs pas été budgétisé, ce sont les investisseurs qataris qui démarrent très prochainement le projet «Eddiar el Qatarie», qui s’en chargent pour faciliter l’accès à Tozeur par la route. Désormais, donc, tout le monde peut se rendre à Tozeur par voie aérienne ou terrestre.
D’autres projets sont tout autant importants comme ceux relatifs à des équipements collectifs dans différentes régions. Leur financement est constitué des propres ressources de l’Etat, mais aussi grâce à des financements étrangers et des bailleurs de fonds internationaux comme la Banque mondiale, la Banque africaine de développement (BAD), l’Union européenne et la Banque européenne d’investissement (BEI) et d’autres issus d’accords bilatéraux avec la France et l’Allemagne qui vont très bientôt concrétiser leurs accords avec le gouvernement tunisien. Le montant des financements s’élève à 3.528 millions de dinars qui entreront dans les caisses de l’Etat d’ici fin 2012.
Nos accords avec nos bailleurs de fonds profiteront également au Programme d’appui à l’économie tunisienne dans sa deuxième phase qui sera finalisé lors de ce dernier trimestre 2012.
L’impact sera des plus profitables aux projets en cours que nous pourrions ainsi relancer. Il sera également bénéfique à notre balance des paiements et au renflouement de nos provisions en devises à la Banque centrale grâce à plus de 3.500 millions en devises.
Les experts estiment que la consolidation des réserves en devises ne doit pas se faire par plus d’endettement mais par plus d’investissements (IDE), de productions et d’exportations…
Attention, ce que nous entreprenons aujourd’hui n’a rien d’exceptionnel. Pendant des décennies, la Tunisie a eu recours aux investissements étrangers et aux financements des bailleurs de fonds pour renflouer les caisses de la BCT. Ceci a été prévu dans le budget initial de l’Etat. Nous avons entrepris de nombreuses rencontres avec les bailleurs de fonds dont des responsables de la BM, de la BAD et de l’UE. Il y a deux semaines, nous avons conclu un accord avec la Communauté européenne, un autre, il y a une semaine, avec la BM, soit un accord de prêt de 500 millions de dollars et un don de 8,5 millions de dinars, ce qui s’élève à 783,5 millions de dinars en tout.
Ceci étant, nous savons pertinemment que pour réduire le déficit de la balance commerciale, et surtout celui de la balance commerciale, il faut miser surtout sur l’augmentation des exportations. C’est ce qui explique que nous ayons eu des rencontres avec les responsables de la BCT, des ministères de l’Economie et de l’Industrie, du Commerce et de la Coopération internationale, pour discuter de la situation de notre balance commerciale et surtout des 7 à 8 points que nous avons perdus durant ces derniers mois. C’est dû comme je l’ai déjà cité au recul des exportations et à l’augmentation des importations surtout celles très importantes des biens de consommation courante.
Il y a toutefois un avantage, celui de la croissance des importations touchant les biens d’équipement, les produits semi-finis et les matières premières, ce qui confirme une relance de la production, surtout dans les industries manufacturières qui affichent une nette reprise.
La reprise a également touché le secteur du bâtiment dont les performances s’améliorent rapidement tout comme celles du secteur touristique.
Qu’en est-il du déficit de l’Etat? Les économistes assurent que si l’on ne prend pas en compte les produits subventionnés, il atteindrait les 8%?
Dans l’objectif de trouver des solutions au déficit de l’Etat, nous avons élaboré une étude définissant le cadre des dépenses de l’Etat à moyen terme pour l’année 2012 à 2017, adapté à la politique de «go and stop». C’est-à-dire pouvoir, dans un contexte de relance économique, de demandes excessives de la part de la population, des régions, des différents secteurs, de négociations salariales, lâcher du leste pour assurer la paix sociale… Mais nous sommes sûrs de pouvoir maîtriser le déficit du budget de l’Etat d’ici 3 à 4 années pour arriver à un équilibre de 2,5% ou 3% de déficit.
Personne n’ignore, bien sûr, que la partie la plus importante du budget de l’Etat est allouée à la compensation qui s’élève à plus de 4.000 MDT, et si nous considérons la compensation directe et indirecte, elle atteint plus de 6.000 MD. La compensation bouffe une part du budget de l’Etat qui devrait être réservée aux investissements. Cet état de fait nous a poussés à réfléchir à l’application d’une politique de ciblage des compensations. Cette stratégie est suivie en Jordanie, au Maroc, en Indonésie et au Brésil, et elle s’avère efficace. Nous comptons nous en inspirer en usant du modèle de cartes à puces comme en Indonésie ou cibler par revenus ou zones entre favorisées et défavorisées.
Vous comptez également prendre des mesures pour rationaliser les importations…
Vous dites vrai mais cela touchera trop peu de produits et sera conjoncturel. Nous réfléchissons sérieusement à rationnaliser l’importation des produits de consommation de luxe, telle l’importation des voitures. Mais nous ne pourrons pas le faire systématiquement, la Tunisie est et reste un pays ouvert et c’est ce que n’ont pas manqué de nous rappeler les bailleurs de fonds… Les mesures seront donc ponctuelles, juste le temps d’assurer la relance économique et de permettre à certains secteurs de reprendre.
L’Etat a confisqué des groupes, il est censé en profiter pour renflouer ses caisses. Cependant, il n’a pas intérêt à ce que ces groupes perdent de leur valeur et soient cédés pour des miettes, mais qu’ils soient remis au plus tôt dans le circuit économique. Qu’avez-vous entrepris pour préserver ce patrimoine important?
La cession des entreprises confisquées ou leurs ventes dépendra du Comité de gestion supervisé par le ministère des Finances. Toutefois, pour les mettre sur le marché -car l’Etat ne compte pas les garder-, nous devons adopter un plan d’action efficient. Une partie du budget de l’Etat viendra des acquéreurs, les participations de l’Etat seront, d’autre part, proposées à d’autres parties qui peuvent mieux assurer dans des secteurs compétitifs.
Le gouvernement compte-t-il prendre des décisions courageuses et définitives pour résoudre le “dossiers des hommes d’affaires“ dont les affaires sont encore en suspens devant la justice, soit en sanctionnant les contrevenants, en blanchissant certains ou en négociant avec d’autres?
Pour ce qui concerne ce dossier particulièrement épineux, nous réalisons à quel point il est sensible. Nous savons que nous ne pourrons pas avancer en mettant des obstacles aux entrepreneurs et en leur imposant la politique du «Wait and see». Il est grand temps de juger leurs affaires dans le sens de les blanchir ou d’inculper ceux qui le méritent et de négocier avec certains. Pourquoi pas. Ceux qui ont commis des malversations qui ont été prouvées doivent passer en jugement, les autres doivent reprendre leurs activités normalement. Car si la communauté d’affaires reste sous le joug de la menace, elle ne pourra pas assurer sa mission naturelle dans la dynamique économique du pays.
Le gouvernement est décidé à éclaircir définitivement cette situation. Sans le secteur privé, nous ne pourrons pas dépasser le cap difficile que traverse notre pays. Nous ne pourrons pas parler de développement économique dans une situation d’inquisition continuelle et ni d’ailleurs de création d’emploi. Sans le secteur privé, il n’y aura pas de création de postes d’emploi.
Dans le budget complémentaire, nous avons imposé le recrutement de 25.000 postes d’emploi, en 2013 nous ne pourrons pas dépasser les 10.000. Car il s’agit de respecter les normes internationales auxquelles nous sommes tenus pour préserver l’efficience de l’Administration.
Nous avons d’ores et déjà eu une rencontre avec les représentants du secteur privé via l’UTICA et nous sommes décidés à veiller ensemble à dépasser ce cap difficile et mettre en place les moyens qu’il faut pour remettre l’économie à flots.
Quel serait la part des opérateurs domestiques dans tous les projets engagés par l’Etat? Auront-ils la primauté par rapport aux investisseurs étrangers et comment?
Dans le cadre de son programme d’investissement, l’Etat privilégie, dans la mesure du possible, les opérateurs nationaux. Le recours aux internationaux se fait dans le cadre des réglementations prévues, lorsque certains paramètres du projet requièrent une expertise qui n’existe pas localement, ou qu’il y a saturation au niveau des acteurs locaux capables d’exécuter les projets en question.
Tous les projets d’infrastructures: routes, ponts, zones industrielles, hôpitaux… sont réalisés par des entreprises tunisiennes. A titre d’exemple, deux lots sur trois de l’autoroute Oued Zarga-Bousalem sont réalisés par des entreprises tunisiennes et le 3ème lot par une entreprise étrangère installée en Tunisie.
Par ailleurs, l’Etat, dans son rôle d’évaluation des grands projets proposés, étudie plusieurs éléments dont le profil des promoteurs du projet. Le critère de participation des compétences ou ressources tunisiennes à son élaboration. L’exécution ou la gestion de ces projets est particulièrement valorisée dans ce cadre et stipulée dans les cahiers des charges.