Les moutons d’Ismail ne sont pas conformistes. Ils n’ont pas l’habitude de se jeter à l’eau, comme les moutons de Panurge et ceux de Roumanie. Qu’importe, ils font de ce jour de culte une occasion de méchoui national. Même par temps difficiles, le jour du saint barbecue est festif et convivial.
Nous connaissons tous le côté festif de l’Aïd El Idha. Comme toutes les autres fêtes religieuses les Tunisiens ont en fait, une parenthèse rabelaisienne, à l’instar de Ramadhan ou du Mouled. Le talent gastronomique tunisien explose à chacun de ces rendez-vous du calendrier de l’Hégire. Les Tunisiens sont férus des plaisirs de la table et ils perpétuent la tradition, bon an mal an. C’est tant mieux car ces occasions se transforment en retrouvailles familiales périodiques, régulières où l’effusion sentimentale est de mise.
Et comme tout finit par un repas chez nous, aucune de nos fêtes ne déroge au principe. Aïd El Idha, qui clôture le rite du Hajj, fait une large place au méchoui. Cette journée bien qu’éprouvante pour les mamans et ruineuse pour les chefs de famille n’en est pas moins divertissante pour les petits et appétissante pour tous. Cela n’empêche qu’à bien cogiter autour de l’événement fondateur, on peut tomber sur des enseignements.
Le déni du parricide et du conflit des générations
C’est Sigmund Freud qui en prend un coup. Ainsi que Sophocle, l’auteur de la tragédie d’Oedipe. Voilà Abraham complètement dérouté par la missive. Le secret lui pèse. Il est désemparé. Il s’en ouvre à son fils. Le «bourreau» qui associe sa «victime» à la prise de décision. Et voilà Ismaïl qui répond en deux temps. Père, obéissez à Dieu et exécutez-vous ! Pour ma part, je serai consentant. Des enfants qui se couchent, sans histoires, vous en conviendrez, c’est plutôt renversant. Des fils comme Ismaïl, je suis demandeur. Et j’en prendrais treize à la douzaine. Appliqué, dans l’éducation de mes enfants, j’ai abouti à un résultat quelque peu différent et plutôt déconcertant.
En tout cas, Ismaïl nous assène coup sur coup deux enseignements qui heurtent des croyances bien ancrées dans la société moderne. La première est celle du « parricide ». Abraham s’apprêtait bien à faire l’inverse. Et, toc. La seconde est qu’il n’y pas eu conflit de génération. C’est le fils qui s’attache aux valeurs de la foi et qui conforte le père dans sa conscience religieuse, l’appelant à se conformer aux volontés de Dieu. Le fils qui accepte de payer de sa vie la rédemption du père auprès de Dieu. Un fils comme Ismail, ce ne peut être qu’un cadeau du ciel.
Le Happy End. Et le business ?
On pourrait scénariser l’affaire aux us et coutumes tunisiennes, Oh le feuilleton qu’on obtiendrait. L’enfant qui se serait réfugié chez sa mamie et qui aurait alerté son Papy du sort que lui préparait son géniteur. Et voilà tous les proches, constitués en Smalah à se rameuter pour dissuader le père de son projet appelant à la rescousse les sages du quartier et les ainés de la famille. Rien de tout ça avec Ismaïl ! Aucune révolte, il avance son cou, confiant. La scène se termine bien. La victime expiatoire, quoiqu’en pensent les coupeurs de cheveux en quatre, est succulente. Le méchoui, ça nous remet de l’émotion occasionnée par l’événement fondateur.
Ce bon dénouement doit nous rappeler aux choses de la vie, une fois satisfaites, celles de l’au-delà. Eh, oui trois mille ans plus tard, nous demeurons importateurs nets de moutons. La bête à méchoui, bête noire de notre économie ? Elle nous saigne en devises avant qu’on la saigne pour de vrai. L’an prochain, on va remettre ça. Alors éleveurs d’ovins, ferez-vous votre business ou alors, faudra-t-il vous envoyer, de force, au pâturage !
Publié sur WMC Le Mag n°16