Avoir 40 ans, être milliardaire et président d’un holding, et prétendre être partie prenante de la vie politique du pays, c’est presque de l’hérésie pour bon nombre de Tunisiens qui tolèrent mal ce qu’ils appellent “les nouveaux arrivants“… Des «individus» venus d’ailleurs et qui ne devraient ni ne mériteraient de se distinguer sur la scène nationale.
Slim Riahi, lui, laisse courir… ignore et joue aux indifférents, même s’il n’arrive pas à comprendre pourquoi on lui en veut: «Dois-je me sentir coupable d’aimer mon pays, y voir grandir mes enfants, vouloir y investir ou m’engager dans une carrière politique? Il me semble que nous sommes tous des citoyens tunisiens, non?»
Critiques fondées ou pas, médisances ou méchancetés, Slim Riahi n’en a cure, il s’est fixé des objectifs et compte bien les atteindre. Président du Club Africain, il démarre très bientôt un projet grandiose au gouvernorat du Kef, «Maktharis», un projet intégré qui œuvrerait au développement de cette région pendant longtemps marginalisée.
Entretien.
WMC : Monsieur Riahi, votre passé intrigue nombre de nos compatriotes qui se posent des questions sur ce que vous cachez…
Slim Riahi : Contrairement à ce qu’on pense, mon passé ne porte aucune ambiguïté et je ne dissimule pas un quelconque secret honteux… Ma famille a également été victime d’oppression, nos passeports ont été confisqués, et nous avons subi la panoplie de traitements consacrés par le régime déchu à ses opposants. Mon père a fui le pays et je suis devenu un exilé. Les épreuves m’ont rendu plus fort et j’ai décidé de me construire. C’est ce que j’ai fait durant les années d’exil, je me suis lancé dans les affaires. Est-ce ma faute si j’ai réussi?
Après la révolution, je suis rentré au bercail comme bon nombre de mes compatriotes, pourquoi ferais-je l’exception? Donc selon vous, il est naturel que les autres rentrent mais pas moi… La Tunisie est ma patrie, je l’aime et je veux aider à sa reconstruction. J’ai décidé d’y investir. Avant 2011 déjà, je faisais en sorte que mes transactions commerciales et bancaires passent par des banques tunisiennes locales.
Je n’ai pas de secrets, je n’ai rien à taire dans mon passé ni dans mes activités entrepreneuriales. Avant, je venais en Tunisie en touriste, mes tentatives d’y investir ont échoué car ceux qui étaient au pouvoir m’ont opposé toutes sortes d’embûches. Je travaille sur les mégaprojets, un choix stratégique pour moi; j’ai voulu acquérir des terres et à chaque fois que je participais à un appel d’offres, on m’éliminait et on me retirait mes contrats.
A l’époque déjà, on avait enquêté et rien trouvé sur moi. Les ambassades tunisiennes dans les pays où j’entreprenais avaient également enquêté sur moi et n’ont rien trouvé. J’étais persona non grata dans mon pays d’origine et ma présence y était devenue impossible.
Après la révolution, j’ai voulu non seulement investir, promouvoir des projets mais aussi faire de la politique. Pourquoi pas? Ma conception de la politique est différente de celle de beaucoup d’autres. Pour moi, tout est déterminé par l’économique. La propagande politique, les longs discours qui ne se traduisent pas par des réalisations sur le terrain ne peuvent en aucun cas être bénéfiques pour le pays.
Comment jugez-vous, selon votre conception, la situation du pays, aujourd’hui?
La Tunisie passe peut-être par une phase difficile, mais je suis sûr qu’à moyen terme, elle trouvera le bon cap, et aura des programmes sociopolitiques, économiques et des stratégies d’éducation clairs et solides qui lui permettront de faire face aux difficultés. Ce qu’il faut, c’est du concret et pas de la politique politicienne; ce qu’il faut, c’est des programmes et des projets et pas de la démagogie.
Quelle appréciation apportez-vous à la classe politique tunisienne?
Je suis très déçu par la classe politique dans notre pays. Par ces leaders qui à vivaient à l’étranger, qui ont milité et croyaient tout comprendre alors qu’en fait ils n’ont rien compris. Ils ne sont même pas conscients de l’importance de la jeunesse tunisienne alors que, statistiquement, elle représente la colonne vertébrale du pays. Au lieu de défendre la culture du travail, du mérite, au lieu de respecter le succès de tout jeune qui a réussi, on ne l’écoute pas, on lui met des bâtons dans les roues, on l’accuse de malversations et on se pose des questions sur l’origine de sa fortune ou de sa réussite. C’est vraiment décevant!
Une révolution de jeunes doit redonner de l’espoir aux jeunes, de l’assurance; elle doit les inciter à aller de l’avant, à prouver leurs compétences, à avoir confiance en leurs capacités pour qu’ils participent positivement au développement. Il faut que nous nous impliquions tous pour donner à ces jeunes les moyens de se réaliser dans leur pays.
Ben Ali a dévalisé le pays, mais la Tunisie est riche par son potentiel humain et est capable de dépasser ses difficultés. Ben Ali a fait pire que cela, il a induit au désespoir des milliers de jeunes tunisiens. Comment pouvons-nous être aussi aveugles? Nous cherchons à récupérer les biens dérobés sachant que tous les pays qui ont été gouvernés par des dictateurs qui les ont spoliés n’ont jamais pu récupérer leurs biens.
De l’autre côté, des jeunes se jettent dans le large sachant qu’il y a 75% de risques qu’ils y trouvent la mort. La véritable tragédie de la Tunisie est en fait celle-là. Nos jeunes ne rêvent plus, ils n’espèrent plus. Lors de l’une de mes visites à des familles à l’intérieur du pays, il y en a une qui a déjà perdu un fils noyé alors qu’il voulait rejoindre l’Europe, et un autre qui a décidé de faire pareil.
Il faut créer de nouvelles valeurs et réfléchir à réinventer les liens sociaux et familiaux.
Comment comptez-vous y parvenir?
Pour moi, le plus important est de redonner espoir aux jeunes. En s’attaquant à leur apprentissage, à leur formation, en leur offrant les moyens de se réaliser, en créant des richesses, en leur donnant la possibilité de se projeter positivement dans l’avenir. Il faut qu’ils aient une bonne éducation, qu’ils puissent exercer des activités culturelles et sportives, qu’ils participent plus efficacement à la construction du pays en contribuant à la prise de décisions.
Si nous, Etat tunisien, leadership politique et économique, n’arrivons pas à donner confiance et assurance à nos jeunes, s’ils n’arrivent pas en nous regardant à se dire «nous pouvons, nous allons être la relève et mener au mieux la barque de ce pays, nous pouvons réussir, on nous fait confiance», qui le fera? Un jeune qui se présente avec un projet adossé à une bonne étude de faisabilité doit pouvoir bénéficier des moyens de le réaliser. L’Etat doit l’encourager et même en être le garant, les banques doivent l’aider. Comment peut-on exiger d’un jeune qui n’a pas un sou d’avoir des fonds propres pour lancer un projet? L’Etat doit mettre en place des comités spécialisés dans l’étude, le suivi et aussi l’encadrement de ces projets.
Encore faut-il que l’Etat en ait les moyens…
Je suis sûr que c’est possible, une nouvelle dynamique pour le renforcement du tissu des PME est dans les cordes de l’Etat. Aujourd’hui, s’il sollicite les fonds d’investissement du monde entier, ils acquiesceront. Il y en a qui accorderaient même des crédits avec 0,5% de taux d’intérêt. L’Etat peut être l’intermédiaire entre les fonds d’investissement et les jeunes promoteurs. Alors qu’aujourd’hui, ce qu’il fait est d’avoir des crédits pour des projets qu’il compte gérer lui-même. Les fonds d’investissement veulent du concret et non de programmé ou du fictif et ce ceci ne peut se faire qu’au travers du secteur privé et de véritables entrepreneurs.
Le secteur privé a également le devoir de développer le pays. Ne le croyez-vous pas?
Certainement. Si des groupes de trois ou quatre hommes d’affaires se constituent en des consortiums lesquels se répartissent l’investissement dans une zone et le développement à chaque fois dans un gouvernorat, vous verrez que les choses commenceront à avancer positivement. D’ailleurs, parmi les meilleurs programmes socioéconomiques évalués et bien notés par l’IACE, a figuré le nôtre. Nous avons occupé la première position. Nous sommes les seuls à avoir mis en place un programme détaillé adaptable à chaque gouvernorat.
Vous faites beaucoup de terrain à l’intérieur du pays, quelles sont les scènes ou les images qui vous ont le plus frappé?
Les images qui m’ont choqué voire heurté et qui sont restées dans ma mémoire, c’est celle d’une femme vivant avec sa fille et leur vache dans un espace exigu. Aucune commodité, même pas des toilettes. Imaginez ce que c’est que de vivre avec un animal dans un petit gourbi. J’ai vu cela dans le nord-ouest du pays.
Dans le sud, j’ai rencontré un homme qui vit avec ses 16 enfants et sa femme, dans une même chambre. Le plus triste, c’est que voulant l’aider, j’ai chargé une personne de la région, membre de l’UPL de leurs acheter une petite maison, il a pris l’argent et l’a volé! J’en ai été désorienté pensant que la compassion et la pitié, le respect de la parole donnée et d’al «Amana» ont disparu de notre pays. C’est pour cela que je me dis qu’il y a un véritable problème de valeurs en Tunisie.
Un autre cas m’a tout autant perturbé, celui d’une famille à Tataouine: le mari handicapé, les filles aussi et la mère est aveugle. Ils vivaient dans deux petites chambres avec une toute petite terrasse. Nous sommes quand même arrivés à les aider un tout petit peu. Mais ils ont besoin d’une aide médicale spécialisée, car ils vivent dans des conditions abominables…
Les politiques doivent savoir qu’il existe une grande différence entre la réalité des choses et leurs discours. Des cas comme je viens de vous en citer, il y en a des centaines. Je ne peux pas parler de tout de ce que j’ai vu. Mais je me demande comment on peut tolérer autant de misère, de marginalisation, de dénuement dans notre pays. Ce ne sont pas des sous-citoyens, mais des citoyens à part égale, ils portent la nationalité tunisienne et ont une carte d’identité nationale comme les autres, les politiques sont complètement déconnectés de la réalité…
Comment aider ces gens d’après vous et assurer en même temps la stabilité sociale du pays?
Les décisions postrévolutionnaires auraient du toucher ces gens là en priorité. Il faut également œuvrer pour le maintien de la classe moyenne à son niveau et à son expansion. Car si sa qualité de vie ne se détériore pas, elle pourrait tirer vers elle des classes plus défavorisées qui ont le droit de bénéficier d’une vie digne. Pouvoir jouir d’un habitat salubre, d’une couverture sociale et d’une source de revenue qui garantisse un minimum. Un gouvernorat comme Le Kef pourrait être déserté par tous ses habitants dans 40 ans, n’est-ce pas dramatique?
Vous avez récemment lancé un mégaprojet intégré en agroalimentaire dans cette région, quel bénéfice lui apportera-t-il et pourquoi un projet aussi grand?
C’est un méga projet modèle. Il intègre l’élevage, la culture maraichère, ainsi que toutes les activités permettant la production de produits alimentaires finis à partir de nos productions agricoles, animales et en grande partie les produits laitiers. Pourquoi un mégaprojet? Parce que, d’après moi, les petits projets ne sont pas viables dans pareille région. Ils ne peuvent pas résister aux difficultés, et avec le temps, ils absorbent leurs fonds propres, deviennent impossibles à gérer et disparaissent.
La pérennisation ne peut se faire qu’à travers les grands projets, les petits projets ne peuvent survivre que dans le cadre d’un mégaprojet. C’est comme une planète avec des astres tout autour. Quand on met en place des mégaprojets, il y a systématiquement création de petites entreprises qui s’y greffent et lui vendent leurs services ou leurs produits. Notre projet au Krib va contribuer à l’essor de la région du Kef. Nous comptons créer 5.000 postes d’emploi directs et 5000 indirects. Et ce chiffre n’est pas précis car je suis certain qu’il sera plus important. Il y a des composantes que nous n’intégrerons pas dans le méga projet, mais que nous cèderons à des PMI pour contribuer à la dynamique économique de la région. L’activité de l’élevage sera répartie sur les familles, nous comptons d’ailleurs l’encadrer pour qu’elle réponde aux meilleurs standards internationaux.
Pensez-vous être capable de commercialiser les produits de Makhtaris sur le marché tunisien, ne pensez-vous pas qu’il est trop petit et que vous risquez d’y perdre des plumes?
Un aspect important de notre politique économique et sociale se base sur le principe de la loyauté au produit national ou local. Je vous donne un exemple, au nord-ouest, on prétend que nous exportons notre blé en graines et que nous l’importons fini en pâtes. Ce que nous voulons faire, c’est créer toute cette chaîne de production et ne plus avoir recours à l’exportation du blé et son importation en produits finis.
Nos concitoyens consommeront des denrées qui sont produits sur place et assureront pas cela même la pérennité du projet et la continuité de la production. Imaginez que chaque région en Tunisie puisse produire son propre lait, sonder sa propre eau, et mettre sur le marché ses propres produits à la consommation. Pouvoir susciter pareille dynamique dans des zones longtemps marginalisées est la meilleure manière de stimuler les citoyens et de les inciter à donner le meilleur d’eux même pour promouvoir les produits de leurs régions.
Quant au marché tunisien et contrairement à ce qu’on pense, il n’est pas petit. Il pourrait supporter d’autres produits en agroalimentaire. Dans les produits laitiers et céréaliers, il y a pratiquement quatre entreprises qui monopolisent le marché. En Tunisie, nous sommes 12 millions d’habitants, c’est notre premier marché, mais ensuite nous pourrons nous attaquer à l’Algérie, au Maroc, à la Libye et aux pays africains. D’ores et déjà, nous avons en ligne de mire deux pays producteurs de pétrole et qui apprécient les produits tunisiens, ce sont des marchés prometteurs.
Développer de grands projets en tant que locomotive pour d’autres moyens et petits, cela permet de créer de l’emploi et assurer des conditions de vie viables et dignes ici en Tunisie.
Vous aviez à un certain moment parlé de réaliser un projet agroalimentaire à Sidi Bouzid. Où en êtes-vous?
Pour Sidi Bouzid, ce n’est pas évident pour le moment car le climat social actuel n’est pas favorable aux investissements. Un investisseur a aussi besoin de sécurité et de stabilité sociale, ce qui n’est pas le cas de ce gouvernorat. Et en ce qui me concerne, je ne veux pas y aller en conquérant, et c’est pour cela que j’ai appelé les agriculteurs de la région nous retrouver dans une série de rencontres en vue de nous concerter sur la possibilité de créer un grand projet agricole dans le cadre d’une association concrète.
Je pourrais même assurer la contribution financière à certains d’entre eux et récupérer ce que j’ai avancé quand le projet commencera à faire des bénéfices. Ce sont des pratiques courantes de par le monde. L’essentiel, en ce qui me concerne, c’est d’agir, et agir n’est certainement pas médire ou discourir.