C’est à la faveur d’une table ronde sur «l’état des libertés en Tunisie depuis le 14 janvier», organisée par la Fondation Averroès pour le progrès et la démocratie, que se sont réunis au Centre culturel international de Hammamet, le juriste Ghazi Gherairi, Abdessattar Ben Moussa (président de la LTDH), Abdel Basset Belhassen (président de l’Institut arabe des droits de l’homme), Souad Abderahim (députée), Nejiba Hamrouni (présidente du Syndicat national des journalistes tunisiens), Hbib Khazdahli (universitaire), Mohamed Sghaier Ouled Ahmed (poète) afin de débattre, sous l’œil attentif de nombreux acteurs de la société civile et de membres de l’ANC, de la situation de la presse, de la création, des libertés politiques et syndicales. A cette table ronde un autre invité planait, la peur.
La peur de l’autre, de l’avenir, du dérapage, de l’échec au lendemain d’une transition démocratique chancelante et à la veille de la discussion d’un préambule de Constitution qui fait polémique, le tout sur fond de situation sécuritaire et économico-politique de plus en plus précaire.
Si tous les participants à la table ronde étaient d’accord pour affirmer que la peur a été vaincue au lendemain du 14 janvier, celle-ci ne s’est pas encore transformée en créativité et construction d’une société meilleure. Une société telle que scandée par les slogans de la révolution revendiquant liberté, dignité, travail et justice.
Le peintre Sghaier Ouled Hmed a dénoncé la pression actuelle et reconnaît que la peur empêche de se projeter. Si les Tunisiens ont fêté tous ensemble le «plus jamais peur», ils n’arrivent pas encore à construire le tous ensemble «plus jamais pauvres», «plus jamais marginalisés», «plus jamais laisser pour compte»…
Face aux violences, aux crimes politiques, aux exclusions, aux faux débats, aux textes de loi qui pourront faire le terrain de la dictature, Abdessatar Ben Moussa, président de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme, a fait un bilan de tous les dangers qui menacent les libertés dans le pays.
Nadia Chaabane, députée Al Massar, pense que «la peur, c’est certes la crainte que les acquis ne soient compromis mais c’est aussi que l’on s’interdise de vouloir plus et mieux pour la Tunisie. Le populisme menace et le manque d’ambition nivelle vers le bas», dit-elle.
Mokhtar Trifi, ancien président de la LTDH, explique le recul des libertés en Tunisie par le fait que «depuis les élections du 23 octobre 2011, aucune loi relative aux libertés et aux Droits de l’Homme n’a été votée et les textes d’application des décrets-lois pris en la matière au lendemain de la révolution n’ont pas encore vu le jour».
Souad Abderrahim tente de relativiser: «Les appréhensions sont légitimes mais exagérées. Le grand signe positif, c’est la vigilance de la société civile qui exerce un véritable contre-pouvoir».
Si pour Abdel Basset Belhassen, président de l’Institut arabe des droits de l’homme, il ne fait aucun doute que le slogan «Plus jamais peur» est devenu une réalité et que les dictatures peuvent difficilement revenir à ce qu’elles étaient avant les «révolutions arabes», il n’en reste pas moins vrai que la peur de la faim ou «de l’invasion de l’espace privé par des actes de violences qui restent impunis», comme le précise Samir Bettaieb, député ANC, pèse sur les Tunisiens. L’élu d’Al Massar à l’ANC a appelé à hisser le curseur au plus haut «sans exagérer les craintes, ni les banaliser», tout en précisant que la peur appelle la peur, qu’elle pousse à la radicalisation qui elle-même mène à la violence.
Cependant, la peur se trouve-t-elle dans un camp plus que dans un autre?
Pour Samir Bettaieb, il ne fait aucun doute que la peur se trouve aussi du côté du gouvernement qui dérape, du parti Ennahdha qui gouverne et qui sent arriver les prochaines élections. Ennahdha est tétanisée par l’échec, les divisions, le désamour de sa base, le tout sous le regard des instances internationales et des pays voisins et amis.
Reste à savoir, comme le dit si élégamment, l’auteur de l’immeuble Yacoubien, «quand on fait une révolution, on n’a plus peur des révolutions». Or, le garant de ce «plus jamais peur» est bel et bien l’Etat qui devrait se construire, se fortifier, s’imposer et évoluer en respectant les libertés. A ce jour, nous en sommes loin, et l’Etat s’étiole.
Cela «risque de favoriser l’émergence de structures et institutions parallèles dans tous les domaines, pour prendre sa place, dans le maintien de l’ordre, l’enseignement et partout ailleurs», résume Abdel Basset Belhassen. Un résumé qui se confirme, pour le moment, dans une certaine réalité. «C’est ce qui doit nous recommander de consolider les fondements de l’Etat et d’œuvrer pour sa neutralité, mais aussi de privilégier la solution des problèmes économiques et sociaux et de cultiver un esprit de citoyenneté».
Un projet qui ne peut se construire que par le dialogue.