Nadia Chaabane est députée Al Massar (liste de France1) au sein de l’ANC. Connue pour ses coups de gueule autant que pour son activisme sur les réseaux sociaux, elle se démarque avec une liberté de ton et un sens de l’engagement très prononcé. Forte d’expériences en Afghanistan ou au Congo, elle a vécu des guerres et des transformations très importantes de certaines sociétés dans le cadre de ses activités ante-révolution tunisienne. Militante irréductible, issue de l’immigration tunisienne, cette enseignante universitaire spécialisée en sciences du langage a été l’une des premières à batailler pour la création d’un groupe de femmes parlementaires. Une idée qui fait son chemin et qui évolue aussi vers la création d’une “commission Droits femmes pour la vie parlementaire“.
Entretien
WMC: L’idée de ce groupe parlementaire semble finalement se concrétiser. L’idée germe depuis plusieurs mois…
Nadia Chaabane: Nous étions 3 ou 4 parlementaires à en avoir eu l’idée autour du 8 mars dernier. Il y a eu trois ou quatre tentatives vaines. Nous avions alors des calendriers chargés et nous étions un peu débordées. C’est là que l’actualité s’emmêla.
L’affaire du viol a-t-il été l’accélérateur?
Le communiqué sur le viol a été l’accélérateur. Nous étions plus de 40 à signer un communiqué commun. A partir de là, il s’imposait d’aller plus loin et ne plus se contenir de signer des communiqués multipartites. Nous voulions engranger une action plus ambitieuse. L’idée n’est donc plus seulement la création d’un groupe parlementaire. Il se dégage d’une première réunion préparatoire, une volonté de créer une commission Droits des femmes qui sera valable pour la future vie parlementaire des Tunisiens.
Une commission des femmes qui dépasserait le cadre de l’ANC?
Et surtout qui soit valable pour les prochains Parlements comme cela existe dans de nombreux pays au monde. Cette commission aura un rôle consultatif. Pour vous donner un exemple concret, elle pourra se pencher sur une loi des finances qui vise à lutter contre la pauvreté. Comme 70% des pauvres sont des femmes, elle pourra évaluer l’adéquation ou pas des propositions. La commission pourra statuer sur les lois qui ont un impact direct sur la vie des femmes.
Vous pensez à un exemple en particulier?
La réforme de Mohamed Abbou sur la fonction publique et les horaires en est un exemple flagrant. C’est une loi faite à la sauvage. Pareilles lois ont un impact direct sur la vie des femmes, leur organisation du travail et de la gestion familiale.
Quand nous parlons de femmes, nous parlons de personnes qui ont des doubles journées à assumer avec des tâches domestiques, une prise en charge de la petite enfance ou des personnes âgées. Il s’agit donc de vérifier si des dispositifs pour les soutenir sont pris en amont. Sont-ils suffisants? Sont-ils adaptés pour faciliter le travail des femmes? Il faut anticiper les dispositifs et non pas les faire après, mettant la femme dans une situation encore plus précaire en les poussant au bricolage.
C’est là où l’on prend conscience de l’importance d’une commission Droits des femmes dans les Parlements. Nous réfléchissons vraiment à mettre en place un dispositif qui s’inscrira dans la durée. Cette commission sera consultative et transversale.
Quelles sont les approches suggérées?
Le minima, c’est un article qui porte sur la légalité et la parité. C’est donc un travail collaboratif qui dépasse les partis politiques. La transversalité des thématiques qui nous réunissaient au delà des partis n’était pas perceptible à toutes au début. C’est aujourd’hui et après l’affaire du viol, une évidence.
L’affaire Bahri Jelassi est aussi un autre point de rupture. Nous avons décidé de signer un communiqué au nom du groupe parlementaire des femmes de l’ANC pour dénoncer ce parti qui appelle entre autres au mariage des mineures.
De par mon exercice et un bout de vie dans une démocratie, je savais que nous allions arriver à un moment ou à un autre à nous mettre toutes ensembles autour de sujets fondamentaux. Nous sommes seulement arrivées à cette conscience à des moments différents, mais nous y sommes!
Cela paraissait assez difficile…
Nous n’avons pas le choix. De par l’oppression que l’on vit et bien que n’ayant pas les mêmes analyses ou n’utilisant pas les mêmes mots pour les différents maux, il y a des batailles que l’on doit mener ensemble.
Ce groupe de femmes parlementaires va-t-il sceller ce vivre ensemble que l’on voit se fracasser un peu plus tous les jours avec la peur, la radicalisation, la violence, les atteintes aux libertés?
Vous savez, dans les pays qui ont connu des conflits violents, ce sont souvent les femmes qui arrivent à réconcilier des clans adverses. La Tunisie n’est certes pas en guerre, fort heureusement du reste, mais il y a de grandes tensions dues à cette transition. Il y a en ce moment une forte remise en question des acquis. Les femmes d’Ennahdha autant que les femmes progressistes n’ont pas du tout envie de perdre leurs acquis.
Mais vous, vous en voulez plus…
Oui, moi j’en veux plus. Les femmes d’Ennahdha n’en veulent peut-être pas plus. En tous les cas, on se retrouve sur ce minima.
L’enjeu est-il seulement la parité?
Pas du tout. Et c’est là où les médias doivent aussi jouer un rôle. Il y a bien entendu la parité, mais il y a aussi des sujets sur la petite enfance, le droit des femmes à la politique, la place des femmes dans les médias… Vous savez, quand on goûte au pouvoir, les appréciations et aspirations aussi changent.
C’est là que les aspirations personnelles, la responsabilité individuelle des députés entrent en jeu bien loin des enjeux électoralistes.
Nous avons des différences au niveau des consciences et de la pratique démocratique. La question de l’individu dans le groupe est importante. Beaucoup sont seulement dans la pensée collective et cela ne concerne pas seulement Ennahdha. Une bonne majorité de nos élus en sont prisonniers. C’est à mon avis plus profond que des enjeux électoralistes.
La peur de ne pas décevoir et de ne pas dénoter pèse sur une bonne partie des élus qui n’ont pas l’audace d’assumer des décisions qu’ils peuvent contester en leur âme et conscience. Ils n’ont pas l’ambition de ce qu’il y a de mieux pour notre pays. Par un discours populiste nivelant par le bas, ils enferment la Tunisie et ils ne semblent pas s’en rendre compte.
Aujourd’hui, ce sont des élus qui sont responsables de cela, et il nous faudra des années et bien des batailles pour remonter. En tant qu’élus, la responsabilité historique est là. Nous n’avons pas le droit de sous-estimer le peuple en prétextant qu’il n’est pas prêt à cela ou à autre chose. Notre responsabilité est de vouloir le mieux et le meilleur pour l’avenir.