Riadh Bettaieb, ministre du Développement de la Coopération internationale, ne fait pas dans la politique politicienne, il est dans le concret. Son background d’ingénieur y est peut-être pour beaucoup. Mais c’est surtout sa volonté de repositionner le site Tunisie en tant que site privilégié au Maghreb qui le pousse à œuvrer à la promulgation d’un nouveau Code d’investissements plus simple et plus pratique et à se lancer dans des actions tous azimuts en termes d’accompagnement des investisseurs pour, dit-il, «les rassurer et les assurer du soutien et de l’appui du gouvernement tunisien pour qu’ils puissent réussir dans leurs entreprises».
Entretien avec un ministre que d’aucuns jugent comme faisant partie de l’équipe des colombes du gouvernement Jebali, face à d’autres considérés comme des vautours…
WMC : Comment se porte l’entreprise tunisienne et l’investissement au bout de deux années postrévolutionnaires?
Riadh Bettaieb: L’entreprise tunisienne souffre de trop de revendications. Les négociations mal cadrées engendrent des débordements. La centrale syndicale essaye de tenir la bride à ses troupes, mais se trouve, des fois, dépassée par ses bases difficilement maîtrisables et dont certains agissements nuisent à l’image de la Tunisie. Le gouvernement fait ce qu’il peut en tant que partie prenante des négociations sociales. Nous discutons avec l’UGTT avec laquelle nous partageons les mêmes points de vue et avec l’UTICA aussi, mais sur le terrain, les choses n’évoluent pas au rythme que nous souhaitons. Conséquence: les investisseurs sont inquiets, aussi bien tunisiens qu’étrangers. Et il revient à nous tous, gouvernement et partenaires sociaux, d’établir un cadre définitif de négociations que tout le monde doit respecter. Les entreprises sont prêtes à adhérer pour ce qui concerne certaines revendications, et pour nombre d’investisseurs étrangers la question ne tourne plus autour du SMIG à 300 dinars, le système de rémunération et de rétribution est beaucoup plus important.
On prétend que les ouvriers et même les techniciens supérieurs dans certains secteurs, tels l’aéronautique et l’automobile, sont mal rémunérés, ce qui explique les perturbations sociales?
C’est ce qui s’appelle de l’intox! Le système de rémunérations dans le secteur de l’automobile et de l’aéronautique est bien meilleur que la grille de salaires pratiquée en Tunisie. Il se place au dessus des grilles normales. Les entreprises suivent des politiques RSE (Responsabilité sociale de l’entreprise) et leurs orientations sociétales ne les autorisent pas à sous-évaluer le labeur de leurs employés. Ce sont des entreprises qui, dans leur majorité, ont une orientation sociétale, qui œuvrent à préserver non seulement l’environnement mais le climat social de leurs unités.
Ceci étant, nous devons tous nous mettre, aussi bien Etat que secteur privé, société civile et UGTT, à travailler en profondeur sur la culture d’entreprise et aussi celle du travail. Car il s’agit de protéger notre tissu entrepreneurial et nos postes d’emploi. C’est prioritaire.
A ce propos, nous n’avons pas remarqué des campagnes de sensibilisation réalisées par votre ministère et concernant ces thématiques à l’instar de celle faite par le ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle concernant le dossier des dédommagements?
Nous avons programmé un budget communication pour 2013. Pour cette année, le seul dont nous disposons ne peut que suffire à un petit spot de 30 secondes consacré à promouvoir le site Tunisie à l’international et géré par la FIPA. Ca n’est que partie remise, nous sommes décidés à y remédier l’année prochaine en mettant en place un budget promotionnel conséquent.
Aujourd’hui, nous planchons sur l’accompagnement des entreprises pour les rassurer et les assurer de notre soutien. Nous leur montrons que nous sommes à leur écoute et parmi les investisseurs étrangers, il y en a qui prennent l’avion pour une réunion d’une heure afin d’être tranquillisés sur leurs entreprises. Nous avons lancé une série de réunions avec les chambres mixtes pour défendre notre site. Un gros budget communication servira à mener des campagnes internationales. La Tunisie possède tous les ingrédients pour figurer parmi les meilleurs sites au Maghreb, nous veillerons à le montrer et à le prouver.
Ceci dit, les entreprises tunisiennes doivent tout autant être protégées. Il paraît que le centre de formation en aéronautique d’El Mghira est consacré totalement à satisfaire les besoins en main-d’œuvre d’Aérolia, qui en exigerait l’exclusivité. Les Tunisiens qui évoluent dans ce secteurs doivent-ils envoyer leurs personnels se former à l’étranger?
Mettons tout d’abord les choses au point, Aérolia est la filiale d’Airbus International et c’est elle qui a ramené ce nombre impressionnant d’entreprises travaillant dans l’aéronautique. Avec Aérolia, un accord a été conclu au mois de juin dernier dans le but de maintenir cet investisseur important sur le sol national. Car figurez-vous que l’environnement dans lequel évoluait cette firme n’était pas idyllique. Nous nous sommes donc entendus pour répondre à ses attentes en matière de formation professionnelle, d’aménagement du site el Mghira, d’infrastructures, de réseaux routiers. Et une ligne maritime Tunis/Saint Lazare.
Un conseil interministériel a été tenu et nous avons pris les décisions que nous estimons efficientes et bénéfiques pour le pays en accord avec Aéorolia. Maintenant, les Tunisiens qui se lancent dans le secteur de l’aéronautique pourraient tout autant bénéficier de l’appui du gouvernement plus encore à condition qu’ils le veuillent réellement.
Pour rappel, au mois de septembre lors du Salon Tunisia-Aéronautique, nous n’avons pas remarqué une forte présence tunisienne. 48 entreprises étrangères y ont pourtant exposé leurs produits. Elles étaient à la recherche de sous-traitants qu’elles n’ont pas pu dénicher puisque les entreprises tunisiennes étaient presque absentes de ce Salon. Pourtant, nous avons travaillé avec l’UTICA, l’API et la FIPA pour les mobiliser. Les opportunités étaient là, ceux qui devaient en profiter étaient inscrits aux abonnés absents.
Bombardier cherchait des sous-traitants, n’en ayant pas trouvé, elle est partie en chercher au Maroc. C’est triste lorsque tous, nous savons que la Tunisie est bien positionnée dans l’industrie mécanique électrique et électronique. Les entreprises opérant dans l’industrie automobile pourraient sous-traiter dans l’aéronautique.
Il nous reviendrait peut être à nous en tant que ministère de nous impliquer plus dans la sensibilisation et surtout de créer de nouvelles traditions dans la coopération public/privé.
Qu’avez-vous fait dans ce sens?
Nous avons organisé au ministère des rencontres d’échanges avec le secteur privé, des ateliers thématiques auxquels étaient associée l’UTICA à l’échelle institutionnelle et quelques privés. Mais la tradition du travail en étroite collaboration Administration/Privé n’est pas ce qu’elle devrait être. D’ailleurs, nous n’arrivons même pas à mobiliser d’importantes délégations d’hommes d’affaires dans nos déplacements à l’étranger alors qu’il s’agit de leur procurer de nouvelles opportunités d’investissement et de réalisation de projets.
D’où viendrait la défaillance d’après vous? Serait-ce la passivité, l’esprit de l’assistanat de certains opérateurs dans le secteur privé? Ou la peur de la communauté d’affaires d’être accusée de corruption dès qu’elle se montre entreprenante?
Nous passons par une période transitoire. Il nous revient à nous d’essayer de construire un pont avec la communauté d’affaires. Il y a quelques semaines, nous avons essayé de mettre en place avec l’UTICA un calendrier de réunions avec les hommes d’affaires par secteur et par région. J’espère que, dans un proche avenir, la situation générale du pays sera meilleure.
Ou en êtes-vous par rapport à l’exécution des projets d’investissements prévus par le budget complémentaire?
Au niveau du taux d’exécution des projets, nous devrions arriver d’ici la fin de l’année à ouvrir les crédits pour 90% d’entre eux. Le déblocage se fera au début du mois d’avril, et puis il ne faut pas oublier que la loi des finances a été votée assez tardivement. Nous ferons toutefois le nécessaire pour plus de célérité dans la réalisation effective des investissements.
L’agence foncière industrielle (AFI) déploie de grands efforts dans l’aménagement des zones industrielles. Depuis quelques mois, plus de cent chantiers d’aménagement ou de construction de bâtiments ont démarré à El Mghira, et il ne s’agit que de projets qui entrent dans le cadre des investissements étrangers. D’autres projets ont déjà démarré à Béja, à Kairouan, et ce dans différents secteurs. Il faut savoir que, dans les zones dotées d’infrastructures de base, de réseaux routiers et surtout d’un réseau performant de télécommunications, les investisseurs sont beaucoup plus motivés pour investir.
Vous avez en tête des projets concrets en cours de réalisation?
Il y a déjà un projet de tuyaux métalliques à Siliana, des projets de composantes automobiles à Béja, ainsi que dans le domaine des cuirs et chaussure, du textile, et à Zriba dans le secteur composantes automobiles.
Le montant global des investissements que nous comptons injecter pour l’année 2013 s’élève à 3.000 millions de dinars. Pour cette année, il est de l’ordre de 2.400 millions de dinars.
Avez-vous mis en place une stratégie quinquennale pour les investissements publics dans les régions?
Je ne peux pas le prétendre. Notre stratégie s’arrête à 2012 – 2013. Toutefois, nous comptons consacrer aux régions un budget généreux. Mais pour garantir le succès à nos entreprises, il va falloir renforcer le partenariat public/privé. Nous venons de présenter à la Constituante un projet de loi dans ce sens. Les procédures doivent être plus simplifiées pour permettre aux privés de s’impliquer plus que ce soit dans les projets logistiques touchant à l’aménagement des zones industrielles, la construction des autoroutes, de zones logistiques, portuaires, ou de le dessalement de l’eau de mer.
D’autres projets sont également en cours dans le domaine de la santé. Nous sommes conscients que nous ne pouvons pas tout résoudre en tant qu’Etat et qu’il faut impérativement impliquer le secteur privé.
Comment comptez-vous rassurer le secteur privé pour l’impliquer dans l’investissement?
Toutes les parties s’accordent à dire qu’il va falloir au plus tôt trouver des solutions pour assainir définitivement la situation des opérateurs privés qui sont confrontés aujourd’hui à des procès en justice. Il faut que la procédure judiciaire soit accélérée, que les gens véritablement impliqués dans des affaires de malversations soient jugés et les autres définitivement libérés. La communauté d’affaires est concernée par le processus de la justice transitionnelle et ne peut en aucun cas être marginalisée. Le texte de loi a été récemment soumis au chef du gouvernement et sera bientôt opérationnel.
On ne peut développer les investissements sans l’implication des opérateurs domestiques, l’exemple des 30.000 logements dont le marché serait accordé aux Turcs a soulevé un tollé dans la communauté des entrepreneurs tunisiens…
En ce moment même, nous comptons construire 10.000 logements pour combattre la « gourbification». Des milliers de construction seront construits par la SNIT et la SPROLS par la procédure du gré à gré. Douze mille logements ont été répartis sur quatre lots et font l’objet d’appels d’offres internationaux, pour construction impliquant également une partie des financements. Beaucoup d’entreprises tunisiennes avec d’autres étrangères ont participé à cet appel d’offres.
Personnellement, j’estime que la question est de savoir s’il ne nous revient pas, à nous Tunisiens, d’évaluer nos capacités au niveau de la main-d’œuvre dans le secteur du bâtiment et des travaux publics.
Où en êtes-vous par rapport aux entreprises confisquées? Y-a-t-il des groupes étrangers intéressés?
Nous avons mis 4 entreprises sur le marché: Ennakl, Kia, et Carthage Cement ainsi que des titres des sicav, etc. Pour nous le plus important est de préserver la valeur de ces entreprises et de les sauver. Nous faisons un grand travail, l’essentiel aujourd’hui est de sauver ces entreprises. On est en train de faire un grand travail avec la CDC avec la participation des parties prenantes pour ne pas les sous-évaluer. L’orientation est vers la constitution de holdings par secteur: l’agriculture, les services, l’industrie et l’hôtellerie.
Monsieur le ministre, on vous accuse de soutenir la candidature d’un cousin à vous dans le projet d’une cimenterie à Tataouine…
C’est bien sûr tout à fait ridicule car ne je ne peux appuyer un projet que je désapprouve. Ma position est claire : je suis ministre au gouvernement et j’ai la responsabilité de m’assurer de la rentabilité des projets que je soutiens. Or, par principe, je ne suis pas pour accorder des licences à des personnes qui ne possèdent pas d’expérience dans ce domaine ni les capacités financières pour gérer au mieux ce genre d’entreprises. Il s’agit d’un très grand projet qui doit être géré et réalisé par des groupes costauds. Et si nous avons la possibilité de nous orienter vers l’exportation dans le domaine du ciment, il va falloir traiter directement avec les grandes entreprises de notoriété internationale. Car elles ont leurs marchés et peuvent garantir l’expansion et la rentabilité d’un tel projet.
J’en ai discuté avec le ministre de l’Industrie par rapport à cela et non pour donner un coup de main à un quelconque cousin -car je persiste à dire que pareils projets ne peuvent être gérés par des petits entrepreneurs. J’ai juste exposé mon point de vue au sein du gouvernement, je l’ai défendu et je persiste à le défendre.
C’est pour quand la version définitive du Code d’investissements?
On la soumet incessamment en conseil des ministres, dès validation par le gouvernement, elle passera à la Constituante pour vote. Notre approche pour mettre au point le nouveau Code d’investissements est participative. Un pôle a été constitué par les différents représentants des ministères économiques et les administrations concernées par tout genre d’autorisation ou de facilitation. Il s’agit de deux représentants du ministère des Finances, un de la Justice, un du Développement régional, un de la présidence de la République, un consultant du secteur privé, un représentant d’un cabinet juridique qui doit contribuer à la rédaction des PV des réunions. Un comité consultatif représentant la société civile serait également associé pour l’adoption du nouveau Code d’investissements.
Il comprend des représentants de l’UTICA, de l’UGTT, de la CONECT, des chambres mixtes, des experts-comptables, des avocats, etc.
Nous pensons réunir tout ce beau monde lors d’un séminaire pour en discuter. Pour nous, le nouveau Code d’investissements ne pourrait être uniquement l’œuvre du gouvernement mais de tous les concernés et principalement les investisseurs privés.
Je ne le dirais jamais assez, il revient au secteur privé d’investir et d’embaucher, à nous de lui faciliter la tâche.