Pragmatique, doué d’une logique implacable, Yassine Ibrahim se distingue dans le paysage politique tunisien par trop de punch que d’aucuns décriraient comme de l’agressivité, car habitués aux non-dits… Avec ce pur produit du monde des affaires, reconverti en politicien après la chute du régime Ben Ali, rien ne vaut la clarté et l’observation des faits. Doué de sens pratique, il estime que les idées ne valent que par leurs implications directes sur le changement de la réalité des choses et des gens.
Entretien
WMC : Comment jugez-vous le bilan économique du gouvernement de la Troïka au bout d’une année d’exercice?
Yassine Ibrahim : Le bilan économique au bout d’une année est mauvais voire très mauvais. Ce que j’appréhende, c’est 2013. J’espère que l’année ne sera pas catastrophique. 2012 a tenu par l’élan de fin 2011. Il faut reconnaître que les 2ème et 3ème trimestres 2011 ont été positifs. Il y a eu les élections du 23 octobre, et même si les résultats sont mitigés avec la montée des islamistes au pouvoir, le fait que la Tunisie ait réussi les premières élections libres et démocratiques, c’était en lui-même un succès.
Un élan positif a succédé aux élections. Le programme du gouvernement, beaucoup critiqué, aurait été applaudi s’il avait été vraiment appliqué. Le problème est qu’il était populiste et électoraliste. La loi des finances complémentaire n’a pas tardé à le montrer. Une augmentation du budget de 23% nous paraissait exagérée, déjà que celui établi par le gouvernement Caïd Essebsi était ambitieux avec une croissance de 9% par rapport à l’année précédente. 23% de croissance et 36% de croissance pour les investissements, c’était irréaliste.
Nous l’avons dit, redit et essayé d’en convaincre l’ANC sans succès. Pour nous, c’était de l’encre sur du papier et nous allons à la fin de l’année qui est déjà là quel va en être le bilan final.
Rajouté à un budget utopique, des erreurs catastrophiques qui ont porté une grave atteinte à l’image de la Tunisie. La gestion des affaires de l’Etat et celle de ses finances n’ont pas été extraordinaires. Les exemples les plus éloquents en sont les incidents du 9 avril, ceux d’El Ebdellia, ensuite vinrent ceux de Sidi Bouzid et Jendouba, et la goutte qui a fait déborder le vase a été le 14 septembre et l’attaque de l’ambassade américaine.
Quel rapport avec la santé économique du pays?
Nous sommes dans une économie ouverte. Il faut peut-être rappeler aux Tunisiens ce que cela signifie. Dans une économie ouverte, la somme de l’import et de l’export divisée par le PIB.
Un petit pays comme le nôtre ne peut survivre et se développer qu’à travers l’ouverture. Nous fabriquons grâce à des intrants importés et nous produisons pour le marché tunisien mais aussi pour exporter. Aux Etats-Unis le ratio est de 50%, mais en Tunisie je crois qu’il est de 120%. En fait, tout est dans la vitesse à laquelle les entrants et les sortants sont conçus.
Et puis, nous avons eu un 14 septembre en 2012. Qu’est-ce qui s’est passé alors? Nos clients ont été touchés, nos industriels l’ont été autant. Les touristes hésitent à venir chez nous, ce qui touche tout le commerce qui tourne autour de l’hôtellerie. L’artisanat est quand même l’essence même de nos entreprises. Les industries sont touchées, les banques sont touchées et on ne leur accorde plus de crédits parce qu’on ne leur fait plus confiance.
J’estime qu’il nous faut mettre en place une stratégie conséquente pour minimiser les dégâts et ne pas affoler les gens. Pour cela, il faut qu’il y ait une prise de conscience conséquente et une reconnaissance des erreurs commises. L’économie a besoin d’un minimum de confiance et de visibilité.
Vous brossez un tableau assez noir de la situation du pays, mais lorsqu’on discute avec les membres du gouvernement, ils assurent que les résultats à la fin de l’année seront plus que probants et rappellent une croissance de 3% depuis début 2012…
Je ne sais pas quelles sont les projections actuelles pour la fin de l’année. Mais lorsqu’on parle d’un taux de croissance de 3%, il faut rappeler qu’au premier trimestre 2011 auquel on se réfère, il y avait une croissance négative de 2,8%, l’économie était alors presque paralysée. Ceci étant, et à la fin 2011, les choses s’étaient quand même nettement améliorées socialement et économiquement.
Si nous prenons en compte les critères macroéconomiques en photos, c’est-à-dire les données chiffrées, ce n’est pas catastrophique, nous avons eu une bonne saison agricole 2012, les conditions climatiques aidant, et la saison touristique a été acceptable, les taux de remplissage ont été plus ou moins positifs surtout au Sahel.
Il n’empêche, nous risquons d’avoir mal à la fin de ce quatrième trimestre 2012 et les perspectives 2013 ne me paraissent pas meilleures. Car il y a un autre chiffre qui me paraît pour le moins incongru, c’est celui de l’investissement à hauteur de 36% tel que vendu par le gouvernement dans le budget 2012.
Sur le terrain, il y a eu -3% d’investissements industriels au premier semestre. L’INS a commencé à sortir les chiffres, l’investissement est en recul et ça fait peur parce que quand l’investissement est en recul, la menace pèse sur l’avenir économique du pays.
Je sens que l’année prochaine sera difficile. C’est ce qu’avait d’ailleurs déclaré le ministre des Finances avant de démissionner; le gouverneur de la BCT l’a également affirmé. Nous avons peur que les politiques actuelles aient hypothéqué le pays pour les prochaines années.
Pourquoi n’arrive-t-on pas à dépasser le clivage gouvernement/opposition? Nous avons l’impression que le pays n’arrive pas à sortir des griefs d’une crise persistante?
La crise est essentiellement politique. Les erreurs commises sont politiques et leurs sources ont été souvent les deux ministères de souveraineté qui sont ceux de l’Intérieur et la Justice. Nous sommes en phase de transition démocratique, nous essayons d’édifier les institutions de l’Etat pour la réussir. La solution passe par redonner confiance au peuple et aux partenaires politiques et gagner leur adhésion par rapport à des programmes et des projets constructifs et utiles pour le pays. Or, ce que nous voyons aujourd’hui, c’est un parti qui veut tout métamorphoser en une année, prendre le pouvoir, déstructurer l’Etat et mettre ses hommes dans tous les postes gouvernementaux. Ce gouvernement ne redonnera confiance que s’il met fin à ses ambitions hégémonistes non seulement en changeant de méthode mais en cédant les postes de ministres de souveraineté à des hauts fonctionnaires indépendants sans aucune velléité électorale.
Nous avons en Tunisie des juges intègres qui peuvent tenir le ministère de la Justice pour les 9 mois à venir et d’autres fonctionnaires compétents qui peuvent tenir le ministère de l’Intérieur. Si la Troïka fait les gestes politiques qui permettent de redonner confiance, nous pourrons entamer les discussions du budget 2013 sereinement et arriver à un consensus s’il n’y a ni esprit de domination ni volonté de déstructuration de l’Etat.
Le discours politique sera, par conséquent, beaucoup plus pragmatique et constructif. Les compétitions pour les législatives et la présidentielle se passeront dans un climat approprié.
Nous enverrons aussi des signaux positifs à l’international: si les ministères de souveraineté sont tenus par des indépendants, si l’Instance supérieure pour les élections est mise en place, si la loi électorale est promulguée, si la date des élections est fixée, les règles du jeu seront très claires. Cela mettra fin aux crises, je suis peut-être idéaliste mais je sais que ce n’est pas impossible à condition que le parti actuellement au pouvoir joue le jeu et accepte ces conditions.
Vous avez organisé le 13 octobre dernier une manifestation réussie de l’avis de tous et qui appelle à un consensus national autour des axes que vous venez de citer. Comment la jugez-vous a posteriori ? La Troïka ne vous a-t-elle pas pris de court en faisant valoir son programme pour les élections et l’instance supérieure pour leur organisation?
L’idée de l’organisation de cette manifestation a émané de Néjib Chebbi qui réalisait comme nous tous d’ailleurs que le pays est à un tournant difficile. Dans un tournant difficile, il y a deux voies, celle de la confrontation et celle de la construction. Nous préférons la deuxième que nous estimons être la meilleure pour le pays.
Al Joumhouri et Al Massar et par la suite Nidaa Tounes, un nouveau parti mais qui s’inscrit dans le processus et le respect de la notion d’Etat, avons choisi de conserver l’Etat et de le sauver. Nous nous sommes donc inscrits dans une démarche constructive en allant la proposer à nos partenaires qui y ont adhéré tout de suite. Que la Troïka veuille récupérer cette initiative en faisant des contrepropositions, nous sommes en démocratie n’est-ce pas? Ce qui est plutôt dommage est qu’Ennahdha et plus spécialement le CPR se soient emparés de cette initiative pour en profiter pour démarrer une campagne électorale et l’instrumentaliser pour écarter Nida Tounes. Si le consensus national commence par un processus d’exclusion d’untel ou untel, cela annonce les prémices d’un échec. Surtout qu’on a tendance à arguer que le rejet vise les anciens du régime Ben Ali. Mais alors, le gouverneur de la Banque centrale est aussi un pur produit de l’ancien régime!
Ce que nous vivons aujourd’hui, c’est tout simplement de la politique électoraliste. Et notre réaction a été de dire que c’est contre-productif.
En attendant, que pensez-vous de la proposition de la Troïka pour l’organisation des élections au mois de juin prochain?
Juste un mot: la date est irréaliste. Le 23 juin est une date à risque. C’est une période où il y a les résultats du Bac, ainsi que les examens scolaires et universitaires. Donc une bonne partie de la population est à exclure surtout les parents d’élèves. Si on fixe les élections pour le 23 juin, la campagne électorale doit démarrer le 1er juin. Dans le monde entier, les élections sont organisées au plus tard début juin parce que l’on sait que les examens se tiennent au mois de juin. En Tunisie, même les mois de juillet ou d’août seront aussi inappropriés. Nous serons en plein ramadan. En fait, si nous considérons les déclarations de Kamel Jandoubi qui a annoncé qu’il lui faut au moins 8 mois de préparation pour éviter les erreurs commises lors des dernières élections. D’ailleurs, dans le rapport de l’ISIE, il reconnaît certaines erreurs et dépassements lors des premières élections.
En ce qui me concerne, je reconnais un mérite à la Troïka, celui d’avoir au moins fixé une date pour les élections et d’avoir cédé sur la nature du régime politique. La date n’est pas la bonne, il nous revient de faire acceptable une contreproposition et d’en discuter entre composantes politiques. L’élection présidentielle pourrait être organisée au mois de mai, ce sont les législatives qui sont les plus compliquées avec le nombre de circonscriptions. Notre rôle à nous tous est de dissiper le brouillard.
Scénario B, il n’y a pas d’élections, ce qui est fort improbable. Car, je suis personnellement rentré en politique parce que je voulais participer à la construction d’une démocratie dans mon pays. Je ne peux par conséquent pas travailler et avancer en pensant qu’il y a des personnes qui se sont emparées du pouvoir dans mon pays pour instaurer une dictature.
La situation des jeunes qui ont fait la révolution est plus dramatique qu’au moment où ils l’ont fait. Vous pensez qu’ils vont se taire s’ils se doutent un seul moment que la dictature va refaire surface? Je ne peux pas envisager un scénario B, je vais plutôt dans une démarche positive en étant vigilent et en étant conscient que tout est possible…
Avec le recul et loin de la pression médiatique ou même politique, comment jugez-vous les déclarations de Rached Ghannouchi aux salafistes dans la vidéo qui a fait un tollé, il y a quelques semaines?
Je fais peut-être parti d’une minorité qui n’a pas été choquée par la vidéo de Rached Ghannouchi. Parce que tout simplement je lis et je m’informe. J’ai lu des ouvrages sur l’histoire de l’opposition tunisienne, sur les nationalistes, les gauchistes et les centristes. Rached Ghannouchi est clairement salafiste. Il est clairement imprégné du courant des Frères musulmans en Egypte et d’autres portants de la même idéologie en Syrie. Je suppose que ce qui s’était passé à Saïda Manoubia a été à l’origine un désaccord entre lui et Cheikh Mourou, parce que ce dernier est de tendance soufie. Rached Ghannouchi a peut-être évolué mais il sait très bien comment fonctionnent les salafistes et comment ils raisonnent.
Maintenant peut-on lui faire un procès d’intention à cause de cette vidéo? C’est ça le fond du débat. Personnellement, je n’approuve pas. Il a le droit de penser comme il veut. C’est-à-dire que la société aille vers plus d’islam et instaure les écoles coraniques…
Pour ce qui nous concerne, nous militons pour un Etat civil, un Etat de droit avec des institutions et des lois claires et justes. Et nous estimons que c’est à l’Etat, cet Etat civil, que nous comptons édifier, de décider des cursus de l’enseignement, de la formation et de l’éducation des futures générations. Il nous revient à nous de nous prononcer sur les orientations que doivent suivre ces écoles coraniques et comment elles pourraient s’intégrer dans l’éducation nationale. En tant qu’école privées, pourquoi pas, si les parents choisissent de mettre leurs enfants dans des écoles religieuses. Dans les pays occidentaux, c’est assez fréquent. Mais dès qu’il s’agit de l’enseignement public, il faut qu’il s’adresse à tout le monde et qu’il reflète la dimension civile de l’Etat.
Je ne suis pas dans la logique du rejet, je suis plutôt dans celle du respect des idées et des convictions des uns et des autres et pour la coexistence pacifique.
Donc vous estimez Rached Ghannouchi inoffensif?
Je n’ai pas d’a priori sur qui que ce soit. Par contre ce qui m’avait choqué dans les déclarations du président du parti d’Ennahdha, c’était sa manière de parler de la police, des médias et de l’armée et également sa manière de prononcer le terme «ilméni» (laïc). Dans sa bouche, cela sonne comme si les laïcs étaient des mécréants et je pense qu’il faut l’attaquer politiquement à ce niveau. Car subtilement, il fait croire aux Tunisiens majoritairement musulmans et profondément croyants que ceux qui ne votent pas Ennahdha sont des mécréants! Sommes-nous condamnés à prouver continuellement notre attachement profond à notre religion, l’islam? Pour que M. Ghannouchi arrête de nous considérer comme des «koffars» (mécréants)?
La question qu’on n’arrête pas de poser est celle de l’implication d’Ennahdha dans le renforcement des salafistes, parmi les membres du parti majoritaire, beaucoup assurent qu’ils n’ont rien à voir avec les salafistes. Qu’en pensez-vous?
Je ne pense pas qu’Ennahdha soit la seule responsable de la montée des salafistes. Nous sommes tous responsables, les politiques, les médias, l’élite tunisienne. Pour Ennahdha, c’est un os qu’elle jette en pâture, tout le monde se concentre sur l’os et oublie ce qui se passe ailleurs. C’est la politique de diversion par excellence. Je ne prétends pas que la montée des salafistes n’est pas importante, mais il faut savoir qu’entre temps Ennahdha est en train d’occuper le terrain ailleurs.
Le journal télévisé des chaînes publiques ne parle plus que du gouvernement et d’Ennahdha en particulier. L’émission du 15 octobre ignore totalement Bourguiba, nous sommes dans l’ablation d’une partie de l’histoire du pays… Entre temps se déroule un relooking du paysage politique. On cherche à distraire les gens des actes graves commis par les salafistes jihadistes le 14 septembre à l’ambassade américaine. Le 17 septembre, les salafistes guidés par Abou Iadh montent au créneau et au lieu de les arrêter à la mosquée El Fath, nous sommes de nouveau dans le laxisme.
Je n’ai rien contre le mouvement salafiste, cela fait partie de la liberté de pensée et du paysage tunisien. A condition qu’il agisse dans le respect des lois en vigueur. Tous ceux qui ne respectent pas la loi doivent être jugés et condamnés. Et là, c’est aux ministres de l’Intérieur et de la Justice de trancher.
C’est à l’Etat de résoudre définitivement la question des salafistes en usant de son autorité et de plus de rigueur. Un exemple concret: notre parti a voulu louer un local à Mellassine et le propriétaire a été menacé de mort, dans un premier stade, et en seconde phase on lui jette un cocktail Molotov dans sa propre maison; c’est toute cette violence qui fait peur et c’est au gouvernement de protéger tous ses citoyens.
Les appels répétitifs à la démission du ministre de l’Intérieur ne servent à rien, le gouvernement tient à son ministre et les partis d’opposition sont impuissants à ce niveau là…
Nous avons appelé à la démission du ministre de l’Intérieur depuis le 14 septembre. Nous avons soutenu cela à travers nos députés à l’Assemblée. Nous avons malheureusement été ignorés, nous allons réattaquer en revendiquant cela aussi souvent qu’il le faudrait en assurant que c’est un facteur essentiel pour la réussite ou l’échec de la deuxième phase transitoire. Nous avons des doutes sur la capacité du ministre de l’Intérieur, sauf son respect, d’assurer la transition démocratique dans les meilleures conditions.
Comment être sûrs de la neutralité des structures publiques à commencer par les médias, et la non intrusion des plus forts aujourd’hui, puisqu’aux rênes de l’Etat, dans la compétition politique que nous aurons lors des prochaines élections? Nous reconnaissons évidemment qu’il y a plus de présence policière pour protéger les partis comme Nida Tounes ou autres. Mais le rythme allant crescendo, comment garantir la capacité des agents de l’ordre à assurer justement la sécurité si les salafistes responsables de débordements ne sont pas mis en prison ou relaxés après avoir été arrêtés par la police?
J’ai confiance en notre police nationale pour mener à bien ses missions de protection de tous les citoyens et d’arrestations des responsables de violences, mais j’ai des doutes sur la volonté du ministère de l’Intérieur tel qu’il est aujourd’hui de vouloir respecter quoi que ce soit.