Au commencement, c’était “Entreprendre en Tunisie“, ensuite, le rêve grandit et avec lui le projet, et ce fut entreprendre au Maghreb. Des millions de personnes démunies dans le besoin d’être socialement protégées, Samira Labidi, franco-tunisienne, courtière en assurances et en réassurances à Paris a voulu leur apporter une aide significative. Une militante qui n’a pas cessé de se battre pour la réussite de ce projet à dimension hautement humaine.
Son association fondée, elle s’est investie avec une ténacité peu commune pour en convaincre les autorités publiques tunisiennes. La « Mutuelle de Protection Sociale » a été au centre des combats qu’elle mène depuis plus d’une décennie.
Après la révolution, Samira Labidi a saisi le gouvernement tunisien postrévolutionnaire afin de mettre en place une mutuelle santé solidaire en la définissant comme la CMU (Couverture Maladie Universelle) pour ensuite se fixer sur une autre appellation plus juste et plus appropriée: «Mutuelle de Protection Sociale (MPS)».
Ils sont 750.000 Tunisiens et leurs familles (près de 3 millions en tout) à ne pas bénéficier d’une couverture santé convenable, plus encore au Maroc et en Algérie. La mission à laquelle s’attaque «Entreprendre au Maghreb» est grande, mais plus grande encore est la volonté du staff de l’association pour la mener jusqu’au bout.
Entretien avec la présidente.
WMC : Comment avez-vous eu l’idée de vous lancer dans cette aventure, sachant que ce ne fut pas facile pour vous?
Samira Labidi : Une aventure humaine avant tout, déclenchée par une souffrance personnelle. Il s’agit de mon défunt oncle rongé par la maladie et que j’avais accompagné, à l’époque, à l’hôpital Salah Azaiez. Je bénéficiais d’un bon relationnel, et mon oncle avait été très bien reçu et bien pris en charge.
A l’époque, le Pr Farhat Ben Ayed présidait aux destinées du service de cancérologie au CHU. A l’entrée de l’hôpital, je fus frappée par les images et les odeurs… Des personnes en souffrance attendant désespérément de recevoir des soins… Elles étaient assises par terre, mon oncle, lui, a été tout de suite pris en charge. Ce fut le déclic, en partant, j’avais oublié mon problème personnel.
J’ai décidé que, tant que je serais en vie, je n’aurais de répit qu’après avoir aidé ces gens, vivant dans la précarité, à s’en sortir. Des compatriotes qui ont droit à des soins acceptables et non approximatifs. Il fallait qu’ils soient non seulement pris en charge par les services de la santé publique mais aussi pouvoir accéder aux soins dispensés par le secteur privé.
Je voulais apporter à une problématique humaine, qui est la santé, les solutions appropriées. La santé, c’est aussi la dignité…
L’entreprise est hasardeuse, comment avez-vous pu déclencher le processus?
Il faut reconnaître que j’avais des atouts, surtout celui d’être à la fois de l’un et de l’autre côté des rives de la Méditerranée. Mieux encore, en tant qu’assureur et réassureur, j’ai la chance d’avoir un relationnel important La Tunisie et la France sont mes pays de coeur, je n’ai pas hésité à entamer le processus de créer «Entreprendre en Tunisie» reconvertie aujourd’hui en «Entreprendre au Maghreb». Un projet tellement difficile qu’avec ma seule volonté je ne pouvais mener à bout; les politiques de l’époque ne suivaient pas. Pourtant, certaines personnes y avaient fortement cru: le président de la Fédération des Assurances et Mutuelles, MM. Mansour Nassri, qui était le directeur général de la Mutuelle de l’Assurance de l’enseignement, et Si Habib Karaouli, président de la Banque d’Affaires avaient soutenu l’idée.
Sur le plan technique, avec M.Nasri Mansour et M. Abderahmane Fatmi, ancien Directeur Général de La CARTE nous avons réalisé une évaluation de la population tunisienne tous secteurs confondus pour déterminer notre champ d’action.
L’étude que nous avions réalisée ainsi que notre projet ont été repris par le président de la République de l’époque, Ben Ali, dans son programme électoral pour 2004 ; j’avais auparavant soumis le projet au gouvernement pour approbation.
Nous voulions, M. Nassri et moi, aidés de nos amis européens, apporter des solutions rapides à la précarité en matière de santé en Tunisie. Nous ne pouvions le faire sans l’appui du gouvernement. J’avais d’ailleurs rencontré l’ancien président et profité pour lui rappeler l’importance de la généralisation de la couverture sociale en Tunisie. Il m’avait alors mis en contact avec Moncef Cheikhrouhou, à l’époque conseiller social et économique. Ce dernier ne voulait pas entendre parler de cette idée. La question que je lui avais alors posée était: comment autorisez-vous la CNRPS à accorder des prêts de consommation aux particuliers? Ce n’est pas une banque, c’est une caisse sociale qu’il faut préserver pour des fins purement sociales!
Mes propos l’avaient peut-être plus provoqué que convaincu, c’est ce qui expliquerait que toutes les portes aient été fermées à mon passage. Quelques temps après, la CNAM a vu le jour. Mais sa mise en place n’a pas résolu le problème de l’absence d’une couverture sociale et médicale pour un segment important de la population tunisienne. Entre 1998 et 1999, elles étaient 340 mille familles à ne pas en bénéficier; aujourd’hui elles représentent 750 mille familles si ce n’est 800 mille, après la révolution, dispatchées ainsi: 200 mille bénéficiant de la carte blanche, une prise en charge totale soi-disant mais par le secteur public qui souffre d’une insuffisance révoltante en matière d’équipements médicaux et de moyens humains. Des personnes souffrant le martyr, dans l’apparence prises en charge par un médecin ou alités mais auxquelles on demande d’aller chercher des antibiotiques pouvant coûter 40 dinars le paquet en dehors de l’hôpital…
D’ailleurs, celles qui n’ont pas les moyens d’en acheter risquent de mettre en péril leurs vies ou celles de leurs enfants, sans parler des traitements des maladies lourdes et coûteuses qui ne sont pas assumées par l’Etat. L’ancien gouvernement ne voulait pas entendre parler du projet que nous lui avions soumis en tant qu’association alors que la partie européenne et particulièrement la France sont encore totalement disposées à le soutenir.
Quelles sont les régions ou les catégories sociales les plus touchées par l’absence d’une couverture médicale adéquate?
La population est dispatchée sur tout le territoire tunisien. Aucune zone n’est épargnée. C’est le ministère des Affaires sociales qui m’a remis la segmentation et la défalcation réelle de cette population démunie qui va de Tunis jusqu’au bout du territoire. Les chiffres témoignent par eux-mêmes de la gravité de la situation sociale. La preuve, l’Etat s’implique aujourd’hui et prend en considération cette problématique.
Comment les choses ont évalué depuis que le gouvernement postrévolutionnaire a pris les choses en main avec vous?
Depuis que j’ai pris l’initiative de mettre en place la Mutuelle de Protection Sociale il y a 12 ans, les ministres des Affaires sociales héritaient de mon dossier comme du ministère. Cela ne m’a pas découragé; j’étais convaincue que j’allais finir par avoir gain de cause. Heureusement, le soutien européen et français n’a à aucun moment failli. Français et Européens n’ont jamais arrêté de me soutenir mais ils ne pouvaient rien faire car ils étaient dans l’impossibilité de passer à l’action sans le soutien du gouvernement tunisien.
Aujourd’hui, les choses ont changé et le gouvernement actuel n’a pas hésité à appuyer mon projet. M. Ridha Essaidi, ministre conseiller chargé des Dossiers é économiques et sociaux, a tout de suite approuvé ma démarche et m’a aidé à tous les niveaux. Résultat: l’Europe a suivi et tout mon labeur a été couronné par un colloque organisé le 7 mars 2012 à Paris sous le thème de «L’éradication de la précarité en Tunisie : santé et personnes âgées, quelles réponses».
L’ancienne ministre du gouvernement français, Nora Berra, des sénateurs et des personnalités économiques françaises ainsi que Gérard Andreck, président de la MACIF et Diego Canga-Fano adjoint au chef de cabinet de Monsieur Antonio Tajani vice-président de la Commission Européenne du côté européen. Du côté tunisien, trois ministres étaient présents: le ministre des Affaires sociales, le secrétaire d’Etat aux Finances, et le ministre de la Santé, ils étaient accompagnés de personnalités politiques et économiques.
L’initiative de l’association a enfin été officialisée et le projet approuvé des deux côtés de la rive de la Méditerranée. Le projet a été tellement convaincant pour l’UPM qu’ils m’ont encouragée à le généraliser sur tout le Maghreb, d’où l’évolution vers «Entreprendre au Maghreb» au lieu «d’Entreprendre en Tunisie». Nous ambitionnons même en tant qu’Association de lui donner une dimension méditerranéenne. Pour moi, c’est un double succès car non seulement le gouvernement tunisien a fini par adopter le projet mais il en est devenu le vecteur.
Vous avez aujourd’hui un accord de principe de la part du gouvernement tunisien ou un engagement ferme avec des documents écrits?
C’est plus qu’un accord de principe. Et je salue à ce propos l’implication et l’adhésion de Ridha Essaidi, qui n’a jamais douté du projet et a honoré son engagement. Aujourd’hui, le projet est validé, la reconnaissance politique est bien réelle au niveau du Premier ministère.
Le 1er sept 2012, des directives claires ont été données pour identifier la population démunie et passer à la concrétisation du projet en mettant en place les mécanismes financiers. Les bailleurs de fonds, comme la Mutuelle Assurance des Commerçants et Industriels de France (MACIF), ou la banque Ezzitouna, n’attendent qu’un signal pour appuyer financièrement la mutuelle.
Sur le plan pratique, comment cela se répercutera sur la population?
Dès que la population ciblée sera identifiée et j’espère que le ministère des Affaires sociales ira plus vite dans ce sens, chaque famille pourrait prendre possession d’une carte vitale comme en France. Cette carte lui permettrait d’accéder systématiquement aux services publics de santé, et à défaut de soins disponibles, l’orienterait directement vers des établissements de soins privés et de bénéficier de la prise en charge des soins pharmaceutiques. Il n’y aura plus de retard dans la prise en charge des malades, le passage au privé se faisant de manière automatique, sachant que le personne titulaire d’une carte blanche ne déboursera pas un sou.
Les coûts d’un tel projet promettent d’être faramineux, pensez-vous que l’Etat et même les quelques bailleurs de fonds privés que vous avez consultés pourraient arriver à couvrir un tel investissement?
Ceux qui vont investir dans la mutuelle de protection sociale sont bien entendu l’Etat tunisien, maintenant partie prenante du projet ainsi que la population concernée qui représente 570 mille familles qui paye le ticket modérateur couvrant 20% des frais des actes. Nous verrons ensuite quelles sont les procédures à suivre à ce niveau, nous pourrions éventuellement mettre en place un dispositif de cotisations annuelles. Il y a aussi la banque Ezzitouna qui participera à la Mutuelle avec le fonds Zaket et notre partenaire de toujours, la MACIF, dont la participation est à la fois technique et financière en tant que compagnie mutualiste connue en France et en tant que Fondation.
L’Union pour la Méditerranée a adopté le projet et nous comptons beaucoup sur elle pour appuyer le projet à l’échelle régionale. Un projet labellisé par l’UPM peut bénéficier de lignes de financements européennes. D’ailleurs, la Commission européenne a accordé un soutien inconditionnel au projet, et je remercie à cette occasion Antonio Tajani, vice-président chargé de l’Industrie et de l’Entrepreneuriat et M. Canga-Fano qui ne cessent d’encourager les partenariats Europe/Maghreb et qui ont adhéré immédiatement à la «Mutuelle de Protection Sociale».
Pour résumer, les bailleurs de fonds sont là, l’Etat tunisien adhère, maintenant il faut passer à l’acte.
Le secteur privé aura-t-il un rôle à jouer dans votre Mutuelle ?
C’est plus qu’évident. L’Etat ne pourra pas y arriver tout seul. Je rappelle que le projet est porté par la société civile et pour qu’il aboutisse, il a besoin du soutien de l’Etat et de la réactivité et l’efficience du secteur privé. La résolution des problèmes sociaux dans un pays ne relève pas de la seule responsabilité de l’Etat. C’est ce que j’ai apprécié le premier septembre lors de la validation officielle du projet au Premier ministère et encore plus le 8 octobre à l’occasion de la Consultation nationale sur le secteur de la Santé en Tunisie dans laquelle nous avons été officiellement conviés à participer en tant qu’association pour parler de la «Mutuelle de Protection Sociale». J’ai beaucoup d’espoir.
Pensez-vous que votre Mutuelle améliorera efficacement la qualité des soins en Tunisie ?
Indiscutablement ! Cette Mutuelle de Protection Sociale œuvrera non seulement à améliorer la qualité des soins mais introduira une nouvelle dynamique dans le secteur de la santé. Nous verrons la création de davantage de cliniques privées et de centres de soins, et cela se répercutera sur l’économie du pays et l’emploi. Au-delà de la meilleure prise en charge de 3 millions de personnes qui pèseront moins sur le budget de la santé, la mutuelle santé pourrait résorber les personnels médicaux et paramédicaux, exporter un savoir-faire et une expertise tunisienne dans les pays voisins et drainer des patients de l’étranger.
Mais la plus belle réalisation de la Mutuelle de Protection Sociale s’appelle dignité, car il n y a rien de pire que la maladie pour amoindrir les Hommes.