Que penser de l’adresse de Mohamed Moncef Marzouki du 30 novembre 2012 appelant à un gouvernement resserré et constitué sur des «bases non partisanes»? Son élection à la magistrature suprême n’a-telle pas été sur ses bases qu’il dénonce aujourd’hui? On a beau analyser la question sur tous les angles, on arrive toujours à la même conclusion: comme nombre d’acteurs politiques tunisiens aujourd’hui, Marzouki regarde en direction des prochaines échéances électorales.
Le président de la République provisoire de la seconde période de transition, Moncef Marzouki, a-t-il jeté, vendredi 30 novembre 2012, un pavé dans la marre, en appelant dans son adresse radiotélévisée à la nation à la formation d’un «gouvernement restreint nommé sur la base de compétences et non sur des bases partisanes»? La réponse est évidement oui.
Allant plus loin, Marzouki a affirmé que le gouvernement n’a pas été «à la hauteur des attentes du peuple». Faite à l’heure où le gouvernement de Hamadi Jebali connaît une des plus grandes crises qu’il a eu à vivre, avec les manifestations de contestation de son action de Siliana, le message sonne, le moins qu’on puisse dire, comme un désaveu. Même si le chef de l’Etat a sans doute essayé de tempérer son discours en soulignant sa «solidarité» avec le gouvernement.
Assurer son avenir politique
Cependant, il ne s’agit qu’une solidarité de façade. En effet, tout porte à croire que Moncef Marzouki tente encore une fois d’assurer son avenir politique. On peut tout simplement s’interroger pourquoi le président provisoire a réagi maintenant d’une manière somme toute assez brutale à l’action du gouvernement alors qu’il aurait pu le faire sur cette question plutôt.
Pourquoi s’insurger en effet aujourd’hui contre un gouvernement constitué sur des «bases partisanes» lorsque sa nomination même à la magistrature suprême est belle et bien issue de cette logique partisane?
Les trois partis ont accepté de faire front commun après l’élection des membres de l’Assemblée nationale constituante (ANC) du 23 octobre 2011. Ennahdha, Ettakatol et le CPR (Congrès Pour la République) ne l’ont-ils pas fait en vue de se partager le sommet du pouvoir sur des «bases partisanes»: au premier la présidence du gouvernement, au second la présidence de l’ANC et au troisième celle de l’Etat. Une présidence acceptée par Mohamed Marzouki, qui s’est battu –il faut le faire remarquer- corps et âme afin qu’elle ne tombe pas dans l’escarcelle du patron d’Ettakatol, Mustapha Ben Jaafar, même si elle était sans réelles prérogatives.
Le gouvernement a franchi le Rubicon
La nomination aux autres composantes de l’édifice devait suivre cette logique: le gouvernement, les corps constitués et les hauts postes de l’administration (gouverneurs, délégués, directeurs généraux…). Les jours qui ont suivi le 22 novembre 2011, date de la première séance de l’ANC, nous ont donné la preuve du respect de cette mécanique implacable qui a été souvent contestée par une partie de la population; la contestation du gouverneur de Siliana en est un exemple.
On a beau analyser la question, la conclusion est la même: à l’instar du nombre d’acteurs politiques tunisiens aujourd’hui, Marzouki regarde sans aucun doute vers les prochaines échéances électorales. Et il semble que, avec l’adresse du 30 novembre 2012, il soit entré officiellement, avant l’heure, en campagne électorale. Il pense du reste avoir de réelles chances pour se succéder à lui-même. Et il y travaille. En s’affairant orbi et urbi pour exprimer un ton différent. Et, il est plus que sûr qu’il va accentuer cette démarche au fur et à mesure que ces échéances approchent.
Or, pour maximiser ses chances, il sait qu’il ne peut plus se ranger du côté de ses alliés d’hier et même de son propre parti qui participe à un gouvernement constitué sur ces bases partisanes qu’il a tenu franchement à dénoncer dans son discours à la nation. D’autant qu’il sent depuis quelques temps que le gouvernement, mené par ses alliés Nahdaouis, est de plus en plus contesté et qu’il ne cesse de cumuler les échecs et les erreurs. Et qu’il a, à Siliana, sans doute, franchi le Rubicon.
N’a-t-il pas avoué dans un entretien à Al Jazeera International (en langue anglaise), en mai 2012, ceci: «La pauvreté dans certaines régions a été à l’origine de notre Révolution. Nos jeunes sont extrêmement impatients et je peux le comprendre… Parfois, j’ai une sorte de cauchemar, en pensant que nous pouvons avoir une autre Révolution, en provenance des mêmes régions et que nous pourrions avoir des morts ou des blessés dans des manifestations». Prémonitions? Peut-être.
La manœuvre est connue: il faut se placer au-dessus des partis politiques, y compris le sien, le CPR, qui n’est plus –loin s’en faut- que l’ombre de lui-même. D’autant plus que, à l’image de Mohamed Abbou, son nouveau chef, et Slim Ben Hadidane, le ministre des Domaines de l’Etat, le CPR ne semble plus avoir qu’un seul programme de gouvernement pour, disent-ils, «assurer immuniser la Révolution»: accuser des opposants à vouloir faire tomber le gouvernement, quelquefois par la violence, et exclure pêle-mêle du jeu politique le plus grand de RCDistes que la terre puisse compter.
C’est curieux que Marzouki appelle également à la formation d’un mini-gouvernement de compétences, “qui ne soit pas fondé sur la politique de quotas, chargé des dossiers de développement. Le pays se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins”. Car, malgré tous les défauts qu’on peut lui reprocher, l’ancien parti RCD regorgeait des compétences. L’ennui est que Marzouki et son parti ont focalisé leur programme et énergie politiques sur les adhérents –volontaires ou non- de ce parti. Donc, en excluant ceux-ci, on se demande bien où trouver des compétences non partisanes pour “gouverner“ le pays jusqu’aux prochaines élections.