«La restitution des avoirs mal acquis placés à l’étranger, l’intensification des efforts de la Tunisie et les perspectives de leur consolidation à la lumière des expériences comparées», c’était l’objet, vendredi 14 décembre, d’un colloque international à Tunis. C’est le énième épisode d’un feuilleton qui n’en finit pas et qui bénéficie du plus grand intérêt de notre gouvernement actuel.
Et pour preuve. Alors que le pays vivait les affres d’une grève générale imminente -jeudi 13 décembre-, l’Assemblée constituante de la Tunisie tenait dimanche dernier une séance plénière extraordinaire pour célébrer la Journée nationale de lutte contre la corruption en présence des trois présidences: celle de la République, du gouvernement et de l’Assemblée constituante.
C’est dire qu’en matière de politique de diversion, la thématique de la lutte contre la corruption figure parmi les produits les plus vendeurs et dont le sensationnalisme n’a d’égal que la volonté pure et dure de personnes qui veulent distraire le Tunisien lambda d’autres préoccupations aussi importantes sinon plus importantes que le seul thème de la corruption…
Quant à la reconnaissance du rôle des composantes de la société civile dans la lutte contre la corruption, c’est une autre paire de manches. D’ailleurs, ce sont les «compagnons de lutte d’hier» et les alliés d’aujourd’hui qui bénéficient de toute l’attention du gouvernement et du ministère de la Justice, même s’ils ne sont pas directement concernés par une problématique aussi complexe que celle de la récupération des avoirs mal acquis à l’étranger.
Mais entre amis de longue date, on peut bien s’offrir des fleurs… n’est-ce pas?
Ainsi, Sihem Ben Sedrine, activiste des droits de l’Homme et directrice du Conseil national des libertés, a été invitée à présider une séance scientifique sur le phénomène de corruption et autres phénomènes criminels internationaux. Par contre, Sami Remadi, président de l’Association tunisienne pour la transparence financière (ATTF), la première à avoir entamé tout un programme pour la récupération des avoirs mal acquis placés à l’étranger, a été, lui, approché une journée avant la tenue de la conférence en tant qu’invité. On n’a pas cru bon de l’associer.
Bizarre, lorsque tous en Tunisie, nous savons le degré de cette personne à l’échelle aussi bien nationale qu’internationale dans la récupération des avoirs tunisiens.
Pourtant, parmi les axes mis en place par le gouvernement tunisien dans sa stratégie de lutte contre la corruption, la société civile figure en bonne place avec la mise en place d’un système national d’intégrité, la promotion de l’instance nationale indépendante de lutte contre la corruption et la formation de journalistes spécialisés.
Dans la présentation du colloque de ce vendredi et ouvert par Hamadi Jebali, chef du gouvernement, le ministère de la Justice avait pourtant affirmé avoir organisé la manifestation en collaboration avec les différentes composantes de la Société civile.
Alors pourquoi pas l’ATTF?
Est-ce parce qu’elle n’est pas tendre avec le gouvernement actuel, critiqué à cause d’une gestion qu’elle estime peu fiable? «Concernant la lutte contre la corruption, il n’y a pas eu d’amélioration palpable depuis la révolution, nous avait récemment déclaré Sami Remadi. Nous passons aussi par une phase transitoire de la corruption comme dans toutes les révolutions, le gouvernement n’est pas stable et il n’y a pas de visibilité ou de stabilité à court terme et aussi à moyen terme. L’Etat perd son discernement tout en perdant son prestige. En plus, le gouvernement n’a pas su prendre le taureau par les cornes et traiter de front les dossiers de la corruption. L’instance nationale indépendante de lutte contre la corruption doit traiter plus que 6.000 dossiers sur la corruption encore en suspens, ce qui est extrêmement grave, mais ce qui est plus grave encore, c’est que la commission de feu Abdelfattah Amor a transmis au parquet 400 dossiers de corruption qui intéressent au moins 1.200 personnes. Il n’y a pas eu à ce jour de feedback, pour innocenter les personnes incriminées ou les passer en procès. D’autres personnes corrompues de notoriété publique continuent à circuler librement et occupent des positions importantes et même publiques, tout en se permettant d’attaquer des gens qui peuvent être honnêtes». Une déclaration qui fait planer beaucoup d’ombre sur une justice “neutre et indépendante“ comme n’arrêtent pas de l’affirmer certains membres du gouvernement.
Il est d’autre part étonnant de voir à chaque fois les premiers responsables aujourd’hui considérer les biens spoliés comme étant les principales raisons des déséquilibres régionaux, sociaux ou de la propagation de la pauvreté ou du chômage, négligeant en cela les véritables raisons derrière ces pratiques, à savoir des institutions faibles et l’absence des garde-fous et de la suprématie de la loi. Ce qui, selon certains observateurs, est toujours d’actualité en Tunisie. «Il ne faut surtout pas se baser sur la fuite des capitaux pour expliquer tous les maux de l’économie et de la société tunisienne. Car cette fuite s’est étalée sur des années et pas de manière massive au point de détruire tout le tissu économique du pays», explique Sami Remadi.
«Le haut comité pour la lutte contre la corruption et la récupération des avoirs et des biens de l’Etat et leur administration, présidé par le chef du gouvernement, des membres de la Constituante, des experts et des représentants de la société civile, devrait aujourd’hui assurer le suivi de toutes les affaires soumises aux Commissions de la Confiscation, celle de la récupération des biens tunisiens à l’étranger et celle de la gestion des biens confisqués», a déclaré le chef du gouvernement à l’ouverture du Colloque.
Toutefois, certaines expériences internationales ont montré que la récupération des biens spoliés est une opération très compliquée, et l’on risque très fort de perdre plus d’argent que d’en gagner et cela risque également de s’étaler sur des dizaines d’années.
L’Allemagne réunifiée en a fait les frais, ce que le gouvernement d’après la Chute du mûr de Berlin a pu récupérer ne représente rien devant l’importance des sommes et des biens spoliés.
Il serait peut-être judicieux aujourd’hui de plancher plus sérieusement sur la mise en place de mécanismes de lutte anticorruptions et d’outils pour assurer la transparence et une meilleure gouvernance.
Pendant ce temps, les commissions pour la récupération des biens spoliés et surtout ceux sis à l’étranger devraient, au-delà des procédures judiciaires et légales, mettre en place une stratégie communicationnelle et des plans de lobbying qui pourraient bien être plus efficaces que toutes les démarches judiciaires aux ficelles tellement échevelées qu’il faudrait du temps, de la patience et de l’endurance pour en venir à bout. Les organisations de la société civile ont un rôle important à jouer en la matière et il est étonnant que l’on n’y recoure pas souvent. L’Association tunisienne pour la transparence financière représente, en la matière, un exemple.
«Nous n’avons pas été sollicités en tant qu’association par le gouvernement pour une mission quelconque concernant des affaires de corruption ou de récupération des biens spoliés à l’étranger. Je ne connais pas exactement les raisons parce que normalement nous avons des objectifs communs. Notre association fait des efforts énormes pour récupérer des biens tunisiens à l’étranger. A la venue de ce gouvernement, nous avons remarqué l’instrumentalisation politique du dossier. Il nous a tout retiré et a préféré travailler seul. Or, si seulement les décideurs avaient révisé l’historique de la thématique des avoirs volés, ils se seraient rendu compte que c’est la société civile qui a fait pression pour le résoudre. Grâce à notre association et à mes relations personnelles, nous avons pu avancer sur ce dossier parce qu’à peine deux mois après la révolution, nous avons lancé le dossier en Suisse. Nous avons rencontré la présidente de la Confédération suisse et le responsable des CAE (Confédération des affaires étrangères), avec lequel nous avons eu des séances de travail et nous avons eu des promesses pour qu’il y ait une accélération dans le traitement des dossiers. Sauf qu’au mois de juin, lorsque je me suis déplacé en Suisse pour réactiver le dossier pour rencontrer le procureur fédéral et le responsable fédéral des Affaires étrangères en Suisse, le président Marzouki avait fait des déclarations qui ont mis le feu aux poudres et qui n’ont pas été appréciées par les Suisses. Il a fallu tout refaire de nouveau et expliquer que ces déclarations n’engageaient que le président et que nous ne sommes pas d’accord avec ses propos. Quand on travaille sur ce genre de dossiers, il faut qu’il y ait un minimum de coordination. Avec la pression de la société civile accompagnée par le travail du gouvernement -qui doit avoir un minimum de concertation avec le tissu associatif. Parce que, si chacun travaille seul de son côté, nous perdons en efficience.
Le gouvernement réalise-t-il l’importance d’un véritable partenariat avec la société civile et surtout l’importance de la pertinence des choix de ses partenaires ONG, des choix qui doivent se baser sur des critères objectifs et non sur des sympathies personnelles ou idéologiques?
Car aux dernières nouvelles, le chef du gouvernement s’est plaint du manque de coopération plus fructueuse parce que là où sont les biens spoliés, on préfère respecter les règlements nationaux qui réduisent considérablement le plafond exigé par la Tunisie.