En revenant aux Unes des journaux tunisiens du mois de décembre 2010, on mesure rapidement le chemin parcouru par la presse du pays en l’espace des deux ans de libertés. Pendant plus de 20 ans de règne de Ben Ali, Abdelwahab Abdallah, son homme des médias, ancien professeur de droit de la presse à l’IPSI, ancien PDG de la SNIPE -éditrice du journal La Presse- et ancien ministre de l’Information au moment du coup d’Etat du 7 Novembre 1987, a su contrôler tout l’espace médiatique du pays en plaçant ses hommes à la tête des organes les plus importants et en tenant les cordes de la bourse de l’ATCE, l’agence qui partageait le gâteau de la publicité publique estimé à des dizaines de millions de dinars tous les ans.
Ainsi, les troubles qui éclatent ce 17 décembre 2010, suite au geste symbolique de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, ne trouveront que peu d’échos dans les journaux et les autres médias tunisiens. Les professionnels de la désinformation que sont devenus certains journaux et journalistes vont s’évertuer jusqu’au dernier moment à nier les faits et à négliger l’impact de l’insurrection qui se généralise dans le pays.
Il faut dire que la liberté de l’information était totalement absente du paysage médiatique du pays et son absence était dénoncée par les syndicats locaux et par les ONG nationales et internationales comme la LTDH, le SNJT, ou encore Amnesty international et Reportes Sans Frontières. Le régime de ben Ali et son parti-Etat le RCD n’en avait cure!
Revenons quelques années en arrière pour dire que, progressivement et après une courte période de permissivité entre 1987 et 1989, les mécanismes du parti unique et de la mainmise totale sur les médias ont vite dépassé ce que le pays a connu sous Bourguiba. Le régime se devait d’inventer un nouveau système qui puisse cadrer avec le discours ouvert et maquillé de démocratie et de doits de l’Homme qu’on s’évertue à vendre aux étrangers et à la population locale incrédule!
Ainsi, on ne fermera aucun journal et on intentera que peu de procès contre les journaux. Il y a plus diabolique! Le régime interdira à tout journal «opposant» d’être imprimé. Les imprimeurs récalcitrants ne sont pas légion et en plus de l’absence de publicité de l’Etat, les médias qui diront un mot de travers seront harassés, très mal ou pas distribués du tout, et même quand on les distribue, les vendeurs sont obligés de les cacher de leur chalandage!
Abdelwahab Abdallah, d’un côté, les sbires du RCD, de l’autre, la scène médiatique finit par se vider et aucun son de travers n’est plus audible. A part quelques articles dans la presse de l’opposition distribuée au compte goutte, les gens cherchaient les nouvelles sur Internet quand ils peuvent manipuler un proxi ou sur El Jazeera dans le fameux «Hassad Magherbi»…
Quand la révolution éclate sans dire son nom, les journalistes et les directeurs des journaux se sont retrouvés complètement largués dès les premiers jours. Après les premiers réflexes de dissimilation vient le temps de parole, car entre temps, les nouvelles se sont répandues à travers les réseaux sociaux et les chaînes satellitaires. Le spectacle était kafkaïen à certain moment entre le journal de 20 heures de la télévision nationale parlant des “activités de Monsieur le président et de son épouse“ -la Toute Puissante Leila Ben Ali- et les reportages vidéo sur France 24 et El Jazeera et sur Facebook sur les émeutes à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Tala et ailleurs!
Il y a bien eu quelques articles ici et là et le pouvoir est même allé jusqu’à se résoudre à parler de ce que le pays vit ouvertement sur les chaînes étrangères mais très peu en local. Le président s’est fondu d’un discours repris par tous les medias et il est allé visiter Bouazizi à l’hôpital. La chaîne Nessma TV a été “autorisée“ à organiser un débat le soir du 30 décembre pour décongestionner la situation. Les journalistes présents se sont rués en fustigeant la répression et la mauvaise couverture des médias, l’absence de liberté et les brutalités policières. Les initiateurs de ce dossier ont dû s’en mordre les doigts, et Nessma TV a été priée de la «boucler» fermement !
La semaine du 10 au 15 janvier 2011 allait être le point d’orgue de la libération de la parole dans tous les médias avec les premiers signes de faiblesse et de recul du régime de Ben Ali … l’insurrection du peuple, et la grande manifestation du 14 janvier allait donner le coup de grâce à ce qui restait d’interdit et dans la matinée du 15 janvier on a eu le bonheur de voir les titres des journaux se lâcher partout!
La presse de la Tunisie allait se libérer entièrement, enfin!