«Un sapin de Noël dans votre pâtisserie? N’avez-vous pas peur que l’on prenne cela mal ?» «Attendez donc de nous voir toutes habillées de rouge, les 30 et 31 décembre, la capuche du père Noël comprise. D’accord, nous sommes musulmans mais après tout, quel mal y a-t-il à célébrer la fin de l’année à l’occidentale, nous sommes citoyens du monde»… La réplique est celle de la vendeuse attitrée d’une pâtisserie sise à la Cité olympique. Le quartier n’est pas très huppé et la dame n’est pas une intellectuelle…
Il y a quelques années, à chaque fois que je me rendais à mon travail en taxi, et personnellement, j’en prends beaucoup, sur les ondes de la radio du véhicule, c’était systématiquement du coran ou des programmes religieux qu’on entendait. C’était un moyen pour le Tunisien lambda d’affirmer son appartenance à sa religion et à sa culture et de résister à ce qui, sous le règne de Ben Ali, était considéré comme une oppression systématique des défenseurs de l’étendard islamiste. C’était sa manière à lui de lutter contre le pouvoir qui intimidait les opposants, qui n’autorisait l’ouverture des mosquées que pour les heures de prière et qui interdisait le port du voile dans les administrations publiques et les grandes entreprises.
C’est ainsi que le Tunisien résiste et montre son mécontentement. D’une nature peu belliqueuse, peu portés sur la violence, les Tunisiens préfèrent protester en faisant le contraire de ce que le gouvernant «oppresseur» attend d’eux en toute discrétion et le plus finement possible. Face aux pressions des dirigeants, ils résistent par l’indifférence, la passivité et le désintérêt. C’est la loi du moindre effort, ils opposent à la tradition de l’obéissance, du dédain, de la désinvolture et même de la désaffection.
Aujourd’hui plus de programmes religieux systématiques sur les radios des taximen, la chaîne Zitouna, transformée en un mégaphone pour le parti au pouvoir, a perdu le capital sympathie qu’elle a gagné depuis sa mise sur orbite médiatique…
La tradition de la désobéissance passive a repris surface chez des Tunisiens qui ont perdu confiance en leurs gouvernants autant qu’en leurs leaders politiques dans l’opposition.
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, ce sont les sapins de Noël qui se vendent par centaines, ce sont des cannettes de bière qui sont écoulées sur le marché national par centaines de milliers. La vente et la production de bière auraient augmenté de près de 20% pour tout juste le premier semestre 2012. «Je suis habituée à passer chaque année une semaine de vacances à Hammamet à l’hôtel Sindbad et je peux vous assurer que jamais de ma vie je n’ai vu autant de bière servie, ni autant de désinvolture quant aux nouveaux canons de la morale que l’on veut aujourd’hui imposer». Une morale défendue par un certain Adel El Almi, initiateur d’une “police religieuse“ se présentant sous forme d’une instance pour la promotion de la vertu et la prévention du vice.
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, jamais les jeunes n’ont autant éprouvé le besoin de s’affirmer émancipés et occidentalisés, ouverts et décomplexés. Le montrant dans leurs postures et leurs tenues vestimentaires, dans leurs positions face aux politiques et à la religion, dans leurs réactions face à la morale et aux valeurs ambiantes d’une société qui les méconnait. Des jeunes qui ne se reconnaissent pas dans le nouvel establishment politique qui non seulement les ignore, mais lequel, frappé par une amnésie soudaine, a oublié que ce sont eux qui se sont révoltés. Leur révolte portait comme noms “dignité“, “emploi“ et “justice“.
Ces jeunes ne se sentaient pas aliénés civilisationnellement. Tunisiens, ils le sont, majoritairement musulmans, ils le sont autant, ouverts et tolérants, ils le sont encore plus.
Faute d’arguments convaincants, ils tournent en dérision une guerre déclarée sur toile identitaire. «Tout ce qui nous arrive aujourd’hui est la conséquence de l’abandon de notre religion. La corruption, la débauche, la pauvreté et l’injustice résultent de notre désobéissance», semblent dire les nouveaux maîtres de la Tunisie. Mais pas seulement, ils en usent telle une arme de destruction massive à l’encontre de tous ceux qui osent critiquer, remettre en cause le nouvel ordre établi ou défendre leur droit à la différence idéologique.
En réaction, c’est une stratégie de défense par la passivité, l’inaction et l’attentisme que suivent aujourd’hui de plus en plus de Tunisiens. «Aucune cause même désespérée n’est vraiment perdue tant qu’un homme debout est prêt à mourir pour elle». Les Tunisiens, eux, sont réputés patients, endurants et persévérants, cela ne les empêche pas d’aller jusqu’au bout lorsqu’ils ne trouvent plus d’alternative. Les événements du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011 le prouvent. Leur attitude actuelle rappelle celle qu’ils tenaient avant le déclenchement du compte à rebours du régime Ben Ali.
Grand temps de susciter un débat public sérieux et convaincant entre les différentes composantes politiques et la société civile, sinon, c’est une révolution à rebours qui s’annonce, et tant pis pour ceux qui ne savent pas tirer les leçons du passé.