Tunisie – Projet de loi de protection de la révolution : “Immunisation de la révolution“… fausse route


protec_rev-05012013.jpgAu
motif d’immuniser la

révolution
, peut-on se mettre en travers de l’Etat de
droit? L’actuel projet de loi de protection de la révolution serait au mieux de
l’aventurisme juridique, préviennent les spécialistes du droit constitutionnel,
et au pire un coup de barre vers le retour d’une forme d’absolutisme. Au nom de
la justice on se mettrait en retrait du droit.

Est-ce bien acceptable? Bad Question !

Menée et aboutie, sans leadership aucun, la révolution peut-elle s’accommoder
d’un protecteur, au lieu et place de la justice transitionnelle? Cette
interrogation résume l’état des débats actuels sur la place publique autour du
projet de « loi de protection de la révolution». Le projet est-il recevable? Là
est la -délicate- question!

Amener le projet sur le terrain du droit

L’Association de Recherches sur la Transition Démocratique a organisé samedi 29
décembre une table ronde sur le projet de loi dit de “protection de la
révolution“. Divers constituants, dont Sahbi Atig ont pris part à cette
manifestation, en présence de la «Dream Team», au grand complet, de l’ARTD dont
Yadh Ben Achour. Cette rencontre a été organisée dans l’enceinte de la Faculté
des sciences juridiques et politiques de Tunis. Le choix du lieu donnait le ton
de cette matinée. On soumettait le projet de loi au prisme du droit, une
exploration technique, en somme. Il va sans dire qu’à travers cette démarche
experte, l’on testait bien la consistance juridique du projet.

Est-ce que ce projet de loi tient la route?

ARTD, héritière légitime de l’Instance supérieure…

L’Association s’invite au débat avec une certaine assurance. Elle est
l’héritière de l’instance supérieure de protection des objectifs de la
révolution. Cette précellence militante lui confère une légitimité, de jure.
N’oublions pas, non plus, ses états de service. Feue l’Instance supérieure a
balisé, sécurisé et accompagné la première manche de la transition avec la
réussite du scrutin du 23 octobre. De facto, elle s’arroge un droit de regard
sur le déroulement de la deuxième manche. Elle agit, par conséquent, en vigie du
finish du processus démocratique.

Ajouter à cela que l’Association rappelle que la loi sur la protection de la
révolution s’inspire de l’article 15 de la Charte émise par l’Instance
supérieure, lequel article décrétait l’inéligibilité des RCDistes du scrutin du
23 octobre 2011, exclusivement. Il était à usage unique, c’est-à-dire qu’il ne
s’agit pas d’une inéligibilité perpétuelle. De ce point de vue, dans cette table
ronde, l’Association campait sur une posture de grand Jury face aux
constituants. De ce fait, l’avis de l’ARTD, à lui seul et par-delà sa valeur
juridique, vaut verdict.

Bien davantage que le prestige de ses membres, c’est la caution scientifique de
l’Association, société savante, qui donne ce caractère tranchant à ses avis.
C’est un test de vérité pour le projet.

Alors, quel était le message de cette rencontre?

Les risques d’amalgame

Le projet de loi est porté par cinq groupes parlementaires dont
Ennahdha et le
CPR. Il sera, en toute vraisemblance, soumis au vote de la plénière, au vu de la
détermination de ses promoteurs et Sahbi Atig compte parmi ses fervents
défenseurs.

Le projet, soutiennent ses promoteurs, vise à barrer la route à la
contrerévolution et empêcher le retour aux affaires des figures de l’ancien
régime écartant de la sorte le risque de retour de la dictature. Ce sont donc
30.000 personnes qui seraient visées par la loi. Tous, ont exercé des
responsabilités au sein du RCD ou dans l’appareil de l’Etat.

La loi inclut, également, les députés, à l’exception des conseillers. Le projet
s’étend de la date du 9 avril 1989, tenue du premier scrutin organisé – et
trafiqué laisse-t-on sous-entendre par Ben Ali. Il s’arrête au 14 janvier 2011,
date de sa destitution par le peuple.

Cette liste serait confiée à l’ISIE, à l’effet de veiller à l’inéligibilité des
concernés, pour une période de 5 ou dix ans, selon ce que décidera l’ANC. Les
listes ne seront pas divulguées et les personnes visées disposent d’un délai
d’une semaine pour vérification. Une autre semaine leur est laissée pour faire
opposition.

Les promoteurs du projet considèrent que des lois similaires ont vu le jour dans
les pays d’Europe de l’Est et d’Amérique latine qui ont connu des transitions
démocratiques. Ils invoquent de même le feu vert donné par la Commission de
Venise, qui bénéficie d’une certaine autorité en la matière.

Qu’en est-il au juste?

L’examen des termes du projet de loi par le droit

Le projet est-il recevable du point de vue du droit? Il n’y a pas eu, à
proprement parler, une «sentence» définitive de la part de l’Association.
Cependant, tous les avis émis par les spécialistes convergent. Ils mettent à
l’index son caractère anticonstitutionnel. Voici un projet de loi qui dicte au
juge une sentence, l’inéligibilité. Inacceptable. Ce même projet de loi ferait
que l’ISIE se substitue à la justice transitionnelle et aux tribunaux.
Inadmissible. On sanctionnerait la fonction et non plus les forfaits commis par
les individus. Inconséquent. Le prononcé prend un caractère de punition
collective. Inconcevable.

Par ailleurs, la Commission de Venise, quand bien même elle validerait le
principe, s’est parfois ravisée, en invalidant les textes, quand elle constate
des franchissements de cette nature. Les exemples hongrois, espagnol et
sud-africain le prouvent. C’était pareil pour la Pologne et la Roumanie où les
partis communistes n’ont pas été dissous, pas plus que leurs membres n’ont été
frappés d’inéligibilité. Et plus proche de nous, l’Egypte a abrogé un texte
similaire, pour y avoir détecté quatre franchissements de nature
anticonstitutionnelle.

Pire que tout, en cas de son adoption, ce texte bénéficierait d’une grâce
constitutionnelle, car le pays ne s’est pas encore donné une constitution et ne
s’est pas encore doté d’une Cour constitutionnelle.

Cherche-t-on à exploiter une carence du système? C’est la deuxième fois que
l’ANC se fait prendre en hors jeu. La première fois, elle n’a pas respecté
l’accord moral de rendre le tablier le 23 octobre. Et, la seconde, elle réactive
l’article 15 de la Charte de l’Instance supérieure alors qu’il était entendu
qu’il ne devait servir que pour le scrutin du 26 octobre.

Qu’est ce qui explique ce refus d’obtempérer, quasi obsessionnel? Quel est le
danger de cette situation?

Protéger la révolution. Et saborder la démocratie?

Le projet, de l’avis des juristes, serait “outlaw“. C’est-à-dire hors champ
juridique. L’objectif de la révolution était d’instituer la démocratie. Or, la
démocratie c’est l’Etat de droit. Cela veut bien dire que la justice est rendue
par les tribunaux et non par des mécanismes annexes, hybrides enfin impropres.

Par ailleurs, même si les tribunaux «laveraient» certaines personnes, les urnes
feront le nécessaire. Le peuple dira son mot grâce à cette arme redoutable
qu’est le bulletin de vote. Rien ne justifie qu’on subroge le peuple, même au
nom de l’idéal révolutionnaire dans sa souveraineté, le privant de l’expression
électorale, libre.

Ce qu’il faut rappeler c’est que le projet, s’il était présenté au vote, serait
adopté. Cinq groupes le soutiennent, et arithmétiquement ils obtiendront la
majorité. Voté sans consensus, il sonnerait le glas de l’unité nationale,
consacrant un clivage politique, fatal, car chargé d’animosité.

Sous cet angle, l’idée que ce projet est destiné à une épuration politique
dirigée contre des partis qui gagnent du terrain au plan électoral prend tout
son relief. L’idée que des partis d’opposition se soient mués en officines de
recyclage des RCDistes sonne comme un alibi. Le danger est que cette idée
pourrait servir à
légitimer la violence politique et ouvrir la voie aux crimes d’Etat. Il y a comme
anguille sous roche. Aïe ! Ça fait mal, ça ne sent pas la démocratie et ça
flaire le règlement de compte politique. Cela n’augure pas de lendemains
constitutionnels qui chantent.

L’avantage de cette matinée est qu’elle a mis à nu les insuffisances
constitutionnelles du projet. Cela sonne comme de la dissuasion juridique. La
messe est dite. Si toutefois les constituants passent outre l’avis de l’ARTD,
l’opinion saura qu’ils poursuivent une visée politique et non une volonté
d’ancrer la démocratie. Très lourde hypothèque historique! Blinder la révolution
en bravant le jeu démocratique, est-ce jouable? Le moins mauvais des systèmes ne
vaut-il pas mieux qu’une révolution monolithique?