«Française, je rentre de 10 jours en Tunisie, comme plusieurs fois par an depuis 10 ans, mais là on a franchi un cap ! Un soir, je pars avec un ami dans ma voiture de location pour aller à une soirée à Monastir. Ayant rendez-vous avec 2 autres amis, on s’arrête à l’entrée de Monastir pour les attendre. La police arrive, contrôle des papiers, ça ne me dérange pas ! Je n’ai rien à me reprocher, mais ils ne voulaient pas me rendre le contrat de location de la voiture à moins que je ne les suive au poste de police pour signer une déclaration comme quoi j’étais bien avec cet ami dans ma voiture et qu’on est ensemble ! Je n’ai jamais vu ça en 10 ans. Elle est belle la liberté et la démocratie! Je prends qui je veux dans ma voiture et ça ne les regarde pas si c’est mon fiancé ou non. Comment voulez-vous que les touristes reviennent ? Mais comme d’habitude, ça s’est fini au bout de 20 minutes avec un billet et un paquet de cigarettes. Rien n’a changé, c’est pire ! Vraiment pauvre pays!».
Voilà un témoignage anodin qui traîne sur un site web. Un témoignage d’une touriste qui a séjourné récemment en Tunisie et qui ressemble à tant d’autres. Sur le Net, des faits comme celui-ci, il y en a des milliers et des centaines depuis non pas la révolution ni l’arrivée des islamistes au pouvoir, mais surtout depuis la multiplication des messages particulièrement orientés de Rached Ghannouchi, chef du parti Ennahdha sur un secteur qui fait vivre 2 millions de Tunisiens.
«Nous n’intervenons pas dans le tourisme, mais nous estimons que ce dernier, ce n’est pas les jeux de hasard et le nudisme», a-t-il affirmé récemment dans une interview à la BBC Arabic.
Comme si les touristes qui viennent en Tunisie n’étaient obsédés que de jeux de hasard et de machine à sous. Comme s’ils n’aimaient profiter de la mer et du soleil que dans des camps de nudisme. Comme si la destination Tunisie était une destination pour ces deux produits qui n’existent que dans les fantasmes du Cheikh.
La Tunisie ne possède aucun camp de nudisme, et mis à part trois casinos qui fonctionnent en veilleuse, la destination est loin d’être perçue comme un Las Vegas maghrébin ou méditerranéen.
Le décalage entre le tourisme tunisien et la perception qu’en a Rached Ghannouchi est déroutante. Biaisée par l’idée qu’il s’en fait, sa vision est symptomatique d’un décalage entre un homme qui a vécu en «off shore» et qui ne parvient pas encore à préempter la réalité d’un secteur, voire de tout un pays.
Une vision décalée
Rached Ghannouchi ne connaît rien à la réalité touristique tunisienne et devrait, de ce fait, s’abstenir d’en parler. A chacune de ses interventions, il écorche la sensibilité de ceux qui choisissent la destination, alarme les opérateurs dans un secteur en crise, et fait peur aux probables investisseurs qui précisément réfléchissent «business» et rentabilité et cela passe, n’en déplaise au Cheikh, par des produits qu’il n’affectionne pas particulièrement comme l’alcool ou la mixité dans les hôtels.
Rached Ghannouchi a eu plusieurs fois l’occasion de prôner pour le tourisme selon lui. Son concept va à l’essentiel: interdire l’alcool et adapter les unités hôtelières tunisiennes aux besoins de touristes musulmans. Son chef du gouvernement Hamadi Jebali a de suite démenti ce tourisme là. Il a déclaré contre toute attente qu’«il n’y a pas de tourisme hallal. Il y a du tourisme, et c’est tout!».
Abou Yarrib Marzouki, député Ennahdha à l’ANC, a déclaré pour sa part que le tourisme était une forme de prostitution. Tous se sont relayés au fil de l’année écoulée pour mettre en avant les chiffres du tourisme en parlant d’exploit. Le secteur a été réduit à un simple faire valoir.
Certes, il fut un temps ou durant la campagne pour le 23 octobre, Rached Ghannouchi «vendait» une vision du tourisme calquée sur le modèle turc. Depuis, il s’abstient. Nous ne savons pas si c’est parce que le portefeuille est géré par un ministre Ettakatol en la personne de Elyès Fakhfakh au sein de la Troïka, ou si c’est à cause des distances qu’a prises vis-à-vis de lui Erdogan, ou parce qu’il a découvert que la Turquie a été le premier pays musulman à autoriser un hôtel pour nudistes!
Mais revenons-en aux récentes déclarations de Rached Ghannouchi. Le chef du parti a donc plaidé pour le tourisme culturel, celui des congrès, celui des monuments archéologiques ainsi que le tourisme saharien et le tourisme de santé qui attire plus de 200.000 Libyens, Algériens et ressortissants de pays européens par an. Autrement dit, pour un tourisme qui n’existe quasiment que dans son esprit.
Rached Ghannouchi sait-il seulement que si le tourisme tunisien souffre autant c’est précisément faute de parvenir à faire du culturel, de l’archéologique et encore moins du congrès?
Sait-il que le tourisme saharien est au point mort et que le temps que lui et son équipe dirigeante se décident à sauver ce qu’il en reste, il sera quasiment réduit à néant? Sait-il que seuls 6 hôtels sont ouverts dans le sud? Se rend-il compte que les centres d’animation sont fermés, que les populations ont vendu les chevaux des calèches et autres balades touristiques, et que plus de la moitié du cheptel de dromadaires est vendu de façon illicite en Libye? Sait-il que l’industrie du tapis et du «mergoum» est en train de mourir?
Rached Ghannouch sait-il que les sites archéologiques sont pillés et boudés faute de sécurité mais aussi faute d’incitations aux investissements touristiques dans les régions défavorisées qu’il aurait pu encourager? A-t-il pensé un instant à proposer à “ses amis“ du Moyen-Orient un investissement dans un site archéologique ou la restructuration du village de Jradou ou de Haidra dans l’équivalent d’un Saint Paul de Vence tunisien? A-t-il une idée sur ce que le temple d’Ankor rapporte au Cambodge? Sait-il que les sites classés au patrimoine culturel de l’UNCESCO sont des diamants bruts qui ne demandent qu’à être taillés et que la Tunisie se targue d’en avoir six?
Sait-il que le tourisme de congrès est le secteur le plus fragile dans toute l’industrie touristique et qu’au delà des composantes qui manquent, choisir une destination pour un congrès nécessite un climat serein et fiable? Une marque ou un important événement est une récompense et un engagement pour un pays ouvert et tolérant. Une destination où l’on n’insulte pas les «touristes pauvres» et «les hordes de touristes», comme l’a fait à plusieurs reprises Moncef Marzouki, président de la République provisoire au cours de l’année écoulée.
Ce que semble ignorer Rached Ghannouchi qui se targue des 5 millions de touristes qui se sont rendus en Tunisie durant l’année 2012 est qu’ils sont venus pour des produits qui existent réellement et pas dans son imagination. Ce sont certes une hôtellerie bas de gamme et pas assez diversifiée, c’est certes du tourisme balnéaire et saisonnier qui ne rapporte pas gros, mais c’est cet acquis que l’on critiquait hier qu’il faut sauver aujourd’hui.
Les aspirations les plus folles et les projets les plus ambitieux se sont réduits comme une peau de chagrin depuis la révolution où 1001 projets éclopaient. Les mégaprojets tels qu’énumérés par l’ancien système sont-ils la seule actualité tolérée d’un secteur qui agonise?
Les propos méprisants envers le secteur, ses opérateurs et consommateurs se sont multipliés au fils des mois. Est-ce avec pareilles déclarations que l’on veut faire du tourisme? Est-ce avec ce mépris des autres et des siens que l’on peut construire une destination d’avenir? S’agit-il de moraliser les comportements, de «hallaliser» le tourisme ou de le laisser mo…
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