Il règne un suspense constitutionnel, à rebondissements, dans le pays. Le premier jet de mouture du texte de la Constitution puis la première mouture du projet nous réservent toujours des surprises d’ordre juridique. Pourquoi le texte ne fait toujours pas mention nette et expresse, avec un énoncé irrévocable et consigné, clair, franc et sans appel pour l’Etat de droit, c’est-à-dire l’Etat «civil»? Simple omission ou dessein partisan? Mystère !
Ah, la constitution! on ne pouvait l’imaginer aussi éprouvante. Tel un Grand tour de cyclisme, cela comporte beaucoup d’étapes. Il faut s’accrocher. Et ne jamais baisser la garde. Et c’est bien ce que font les membres des deux associations, ARTD et l’ATDC. Tous, éminents juristes et dans leur quasi majorité, spécialistes de droit constitutionnel. Ils cultivent une certaine proximité avec les constituants. Alors, ils «potassent» ensemble chaque nouveau jet de rédaction. Les constituants semblent, apprécier jusque-là ce coaching d’expertise, de haut niveau.
Il y a eu d’abord le projet d’esquisse. Ils l’ont examiné au mois d’août. Certaines de leurs observations ont été prises en considération, pas d’autres. Celles qui ont été «négligées» portent pourtant sur des problèmes cruciaux.
Puis, voilà l’esquisse du projet. Ensemble, ils ont remis l’ouvrage sur le métier, mardi 15 janvier, lors de la Journée d’étude Abdelfattah Amor. D’ailleurs, ce même texte fait l’objet de la consultation dans les régions actuellement en cours. C’est lui qui donnera naissance au projet de Constitution qui sera soumis au vote des constituants; une fois intégrés les amendements des constituants, les doléances de la population et les observations techniques des juristes. Ces observations ont détecté les mêmes ambiguïtés sur la nature civile de l’Etat ainsi que la même absence de référence aux conventions internationales des droits de l’Homme, escamotées par une référence à l’universalité des principes de la religion musulmane.
Les deux associations campent sur une position précise. Elles indiquent le type de Constitution qui soit conforme aux objectifs de la révolution. C’est un moule précis.
Quel peut être le pouvoir des sociétés savantes de contraindre les constituants à rentrer dans le moule?
Communautarisme ou liberté, il faut choisir !
C’est le premier panel de la Journée, modéré par Habib Kheder, président de la Commission de la rédaction à l’ANC, et auquel assistait le Dr Mustapha Ben Jaafar, président de l’ANC, qui s’est penché sur le préambule, les principes généraux, ainsi que les droits et libertés.
D’une rencontre l’autre, les observations des juristes restent quasiment invariées. Le deuxième texte comporte quelques apports positifs, tel sur le principe de l’égalité entre les citoyens et les citoyennes. Toutefois, il manque de rigueur au plan du formalisme. Et, surtout, il continue à ignorer les questions fondamentales, pierres d’achoppement de tout édifice démocratique que sont les libertés et le caractère civil du régime politique.
En effet, la nature civile du régime politique est énoncée comme objectif et non comme choix fondamental et intangible. Même si l’article premier est laissé en l’état, le fait que l’Islam est annoncé comme religion de l’Etat, demain, on peut se retrouver avec une République islamique.
Le défaut de référence aux principes universels des droits de l’Homme fait problème. La référence à l’universalité des principes musulmans ne peut y pallier. C’est une régression par rapport à la dynamique universelle des libertés, outre que c’est un enfermement dans le communautarisme religieux, ajouterons-nous.
Quel profil pour la Constitution?
Les associations font un travail méthodique. Elles indiquent un mode technique de rédaction qui permet d’avoir un texte de Constitution conforme aux objectifs de liberté et de démocratie clairement véhiculés par la révolution. On comprend leur souci de laisser leurs échanges avec les constituants sur un plan strictement juridique. C’est une façon habile de conserver l’ascendant que leur procure leur expertise scientifique et de jouer de manière adroite le rôle de protecteur des objectifs de la révolution.
Les sociétés savantes s’en tiennent à la seule caution du savoir pour se faire entendre des constituants. Et d’ailleurs, ils n’y parviennent pas tout à fait car Habib Kheder ne paraissait pas impressionné et continuait à manifester sa préférence pour indiquer que l’Islam est la religion de l’Etat. La fragilité du constituant est qu’il défend une préférence affichée par son parti. Si donc les associations s’autorisent à émettre des opinions politiques, on pourra aisément les discréditer en les accusant d’avoir des penchants partisans. Et cette attitude disciplinée de se donner le savoir pour paravent est subtile.
C’est très important dans la partie qui se joue actuellement. C’est d’ailleurs pourquoi ils n’ont pas rallié leur illustre camarade, Pr Sadok Belaid, qui a affirmé, dans un coup de grisou, que l’avant-projet est un complot contre les objectifs de la révolution. La joute technique ne doit pas basculer en mêlée politique.
D’ailleurs, lors du même panel, les organisateurs ont désavoué par une attitude hostile et sévère le petit hoquet de réprobation qui a échappé à une partie de l’auditoire à un passage du discours du Dr Mustapha Ben Jaafar, qui n’a pas pu convaincre de sa détermination à garantir une Constitution conforme aux objectifs de la révolution.
On ne peut que saluer le véritable travail de limier auquel se livrent les juristes. Notre recommandation est qu’ils organisent des rencontres dans les régions pour pouvoir informer l’opinion des enjeux constitutionnels, lesquels représentent la mère des batailles pour garantir la démocratie dans notre pays.