Deux ans après la fuite de Ben Ali, le parti islamiste a plié face aux pressions sociale et médiatique, sans jamais rompre définitivement avec ses militants.
«Le bilan à tirer de ces deux années qui s’achèvent par des manifestations violemment réprimées et des attaques contre des symboles spirituels et culturels ne peut être que sombre. Comme tous les Tunisiens, je suis consterné par l’état actuel de mon pays», confie Ahmed, jeune père de famille, électricien à La Marsa, dans la banlieue de Tunis.
Pour le deuxième anniversaire de la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier 2013, les Tunisiens traversent une période particulièrement tendue.
Hormis les conflits sociaux qui, parfois, dégénèrent en affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, comme à Siliana, à 130 km au sud-ouest de Tunis (en novembre 2012) ou à Ben Guerdane, dans le sud, (le 12 janvier), deux mausolées ont récemment été incendiés près de Tunis.
Pour Ahmed, qui soutient Ennahdha, le parti islamiste majoritaire de la troïka au pouvoir, les raisons de ce climat de tension permanent ne sont pas à chercher du côté des politiques: «En octobre 2011 (date des premières élections libres, Ndlr) j’ai voté Ennahdha. Aujourd’hui, ils dirigent le pays et on les rend responsables d’absolument tout. Et parce que j’ai voté pour ce parti, on vient me dire que, quelque part, je cautionne ces actes de vandalisme ou les répressions policières dans les régions? Ennahdha n’a rien à voir là-dedans. Des sauvages saccagent le pays et les policiers dorment, c’est tout», considère Ahmed.
Ennahdha, «bouc émissaire» des réseaux sociaux?
Ce dernier a souhaité témoigner son soutien à Ennahdha sur la Toile car pour lui, on ne s’adresse pas assez aux Tunisiens conservateurs sur Internet.
En dehors du multipartisme visible dans les rues, comme par exemple lors de la célébration du 14 janvier, il semble que la pensée moderniste ait saturé ces nouveaux médias d’une surenchère de critiques à l’encontre du gouvernement.
Ahmed, par exemple, n’ose plus commenter les articles, ni débattre avec les internautes, car il estime que le débat est déséquilibré et qu’il sera rapidement taxé d’extrémiste, s’il donnait son avis qu’il sait pourtant partagé dans l’opinion.
Son militantisme à lui est alors plus «concret», «plus près des gens en dehors de la politique». En participant régulièrement aux «réunions locales» ou en répondant aux «appels de son parti», il a le sentiment d’être plus utile pour son pays plutôt que de s’évertuer à convaincre des «internautes qui cherchent à tout prix des boucs émissaires».
Sur les réseaux sociaux, le gouvernement fait régulièrement les frais d’une opposition vigilante, de plus en plus expérimentée et structurée, symboles prometteurs d’une démocratie en construction.
Mais les commentaires en soutien à Ennahdha se font plus rares. La tendance sur certains sites d’informations est à la recherche de scandales politiques. Et même si la plupart des critiques apparaissent légitimes et fondées, des opposants aux gouvernements, parfois violents verbalement, sans nuance et se nourrissant essentiellement de rumeurs, discréditent les véritables investigations.
«Je n’arrive plus à suivre l’information, sur les réseaux sociaux tunisiens ça va trop vite! J’ai l’impression qu’il y a des scandales ou des révélations qui concernent des politiques, comme le Sheratongate, presque tous les jours!», s’exclame Sonia, une internaute déçue par certains médias devenus selon elle trop partisans.
«Plus aucun politique ne trouve grâce aux yeux des Tunisiens»
Soutien de longue date du parti islamiste, Ahmed riposte et relativise dès que l’on évoque l’incompétence manifeste des politiques au pouvoir dans la résolution des questions économiques et sociales prioritaires:
«Les Tunisiens sont devenus fous. Plus aucun politique ne trouve grâce à leurs yeux. Le président Marzouki lui-même s’est fait “dégager” lors de sa visite de soutien à Sidi Bou Saïd. Même les modernistes-communistes, ancien militant des droits de l’Homme, accueillis en triomphe après la révolution, maintenant ils n’en veulent plus», ironise Ahmed.
«Ce ne sont pas des technocrates confirmés au gouvernement, ils sont dans l’apprentissage. Comme eux, comme nous tous, ils observent cette nouvelle liberté d’expression, ils constatent le vertige économique sans l’apport du tourisme, et je suis sûr qu’ils essayent de limiter les dégâts», se persuade-t-il.
Pourtant, deux ans après la chute de Zine El Abidine Ben Ali, le parti majoritaire de la troïka au pouvoir, Ennahdha, sort bel et bien affaibli de cette période transitoire. De récents sondages font état d’une perte de confiance des Tunisiens qui ont voté pour les islamistes en octobre 2011, ramenant Ennahdha, toujours en tête devant le parti Nida Tounes, à environ 30% d’intentions de vote.
Plus globalement, l’action du gouvernement n’a pas résolu, quinze mois après les élections pour la Constituante, la flambée des prix dans les commerces et sur les étals des marchés, la question des pénuries de denrées alimentaires, la tendance alarmante du taux de chômage ou encore les déséquilibres régionaux en matière d’infrastructures.
Une situation qui a donné lieu dans plusieurs régions à des oppositions violentes entre les forces de l’ordre et la population, qui dénonce l’immobilisme des élus locaux et du gouvernement.
Et, comme s’il s’agissait de mettre un peu plus à l’épreuve la résistance psychologique des Tunisiens, des attaques répétées contre des monuments symboles de la culture arabo-musulmane ont définitivement déstabilisé la population touchée cette fois dans son identité.
«Mon pays bascule chaque jour un peu plus dans le chaos, l’horreur politique, l’inconnue économique, le vide identitaire. Depuis Ben Ali, on dirait un puits sans fond», déplore aujourd’hui Azza, étudiante en management à Tunis.
Ennahdha avant l’alternance
«On est en roue libre. Sans perspective. Et sans autorité ni orientation, tout le monde, hauts responsables politiques ou simples taxistes, pense que tout est permis», s’amuse Hichem, un entrepreneur dans le textile, passionné de politique et qui soutenait Ettakatol, le parti centriste de Mustapha Ben Jaafar, l’actuel président de l’Assemblée.
Pour ma part, je trouve que cette période, ce que l’on vit en ce moment, était incontournable. La Tunisie est divisée, les extrêmes s’expriment de plus en plus fort. C’est, en résumé : modernistes contre conservateurs. Deux équipes, un match de football et aucun arbitre!»
Pour couper court aux critiques et aux bilans du début de l’année, le gouvernement avait annoncé fin 2012 un remaniement ministériel prévu initialement pour le 14 janvier 2013 et qui vient d’être reporté.
Une manœuvre tardive et inutile pour certains observateurs qui soulignent les enjeux partisans en vue des prochaines élections présidentielles et législatives, dont les dates ne sont à ce jour, toujours pas fixées.
De plus, ces mouvements au sein des ministères, qui impliquent une phase d’adaptation pour les nouvelles équipes, apparaissent comme une perte de temps dans l’action politique proprement dite.
Mais pour Jamila, qui a soutenu Ennahdha aux dernières élections et qui rejette pour sa part la responsabilité sur les syndicats, si la Tunisie piétine c’est parce que ces derniers «sont politisés et gênent le gouvernement en ralentissant l’économie».
Elle revient ainsi sur l’affrontement violent entre des membres de l’Union générale des syndicats tunisiens UGTT et des militants islamistes, et rappelle que la chasse aux anciens soutiens du régime de Ben Ali n’est pas finie.
Ahmed assure qu’Ennahdha n’est pas fait pour rester au pouvoir et qu’il ne s’agit que d’une période de transition, comme s’il était nécessaire, après la fuite du dictateur, d’avoir «affirmé l’identité arabo-musulmane dans une période critique».
Il considère que les islamistes ne résisteront pas à l’alternance politique aux prochaines élections. A moins que la seule alternative pour les électeurs soit les «anciens fidèles de Ben Ali comme chez Nida Tounes».
«Le succès d’Ennahdha vient du fait qu’après la révolution les gens voulaient franchement changer de paradigme. Mais tout cela va être chamboulé. Il y aura des surprises pour les élections !», annonçait récemment le président de la transition, Moncef Marzouki.
Hichem pour sa part, aurait préféré qu’on s’intéresse plus au présent, plutôt qu’au passé corrompu ou au futur incertain. Et surtout, qu’on reparle en Tunisie de concertation et d’unité nationale devant les prochains efforts à fournir.
«Ce qu’il nous faut plutôt aujourd’hui, c’est de la solidarité, même entre partis opposés idéologiquement».