La place de Douz est vide. Ali y tient une boutique d’artisanat avec son frère. Ils produisent des chaussures sahariennes qui ne se vendent pas depuis des mois, voire depuis presque deux ans. Amer se sent exclu de cette révolution et avoue ne pas y avoir participé.
A Douz, il y a eu deux morts durant les événements du 14 janvier dont l’un a fortement ému la ville. Un professeur universitaire, rentré à peine de l’étranger, sortait changer sa voiture de place. Il a été tué sur le coup. Pour le reste, il estime que la révolution s’est passée ailleurs.
Se sent-il exclu de la révolution car la situation de la région et du pays périclite ou car il est de plus en plus déçu? L’artisan a mal, peine à joindre les deux bouts et s’inquiète pour l’avenir.
Un autre habitant de Douz enturbanné arrive dans la conversation. Son cousin n’a pu payer la scolarité de son fils en deuxième année de fac. Ses deux parents ne travaillent plus car l’hôtel qui les emploie a fermé. Acide, il déclare: «C’était mieux avec Ben Ali. C’était un voleur mais on mangeait…».
Un peu plus loin, Si Mohamed est sur la terrasse d’un café enveloppé dans son burnous. Il était une des chevilles ouvrières du Festival International de Douz et s’est retiré de tout. Il explique: «Une nouvelle génération a pris en main le festival, du moins elle essaie. Quand on ne respecte pas les ainés, il est inutile de palabrer…».
Accusé, à tort selon lui, d’être un des anciens du Système décapité, il ne fait pas l’unanimité et sa présence exaspère ceux qui veulent couper avec les anciens et autres résidus du système. Y parviennent-ils pour autant? Si Mohamed le leur souhaite mais doute: «Ils n’y connaissent rien au patrimoine, aux arts et traditions populaires de la région, aux gens qui sont des hommes de paroles… Organiser un festival n’est pas une chose aisée et il faut savoir parler aux gens. Ce n’est pas avec la haine qu’ils distillent qu’ils vont y arriver. Je vous laisse d’ailleurs interroger les gens sur la session de cette année du Festival!».
Le relais entre les générations est déjà particulièrement difficile en général. Dans une atmosphère d’accusations, de délations et de luttes pour les pouvoirs aussi petits soient-ils, cela devient quasiment impossible!
Un peu plus loin à Kébili, Tarek et son équipe sont inscrits dans le Syndicat des agriculteurs. Ils en sont partie prenante et ne se font plus aucune illusion. A une réunion officielle présidée par un représentant du ministère de l’Agriculture, un responsable a osé déclarer qu’un «guashar» qui vendait du grain dans le circuit parallèle à 16 dinars était un gentilhomme car le prix officiel était à 22 dinars. C’est donc dire son sens du dévouement!
Dans cette région du pays, plus qu’ailleurs, la contrebande est légion. Ils ne sont pas très nombreux, comme Nabil, directeur d’hôtel, à penser que depuis la révolution «il y a une volonté d’affaiblir l’Etat pour pouvoir dominer la société. C’est ainsi qu’on voit non seulement se développer l’économie informelle mais également se démultiplier des activités en dehors de la loi».
Pour Karim G, vétérinaire et tout le temps sur les routes, il ne fait aucun doute que «c’est dans cette situation de chaos que se tient la clef du pouvoir. La paupérisation des populations est galopante et l’économie est tout simplement minée. Je vous emmène de suite voir les points de passage des contrebandiers du fuel, par exemple. Ils éclosent comme des champignons. J’en connais les prix, les réseaux, les acheteurs, le relais… On laisse faire car cela arrange tout le monde!»
Alors que la Tunisie semble plonger dans le chaos, les journées s’étirent paisiblement dans le sud tunisien. Rien ne bouge, rien ne change. Toujours ces mêmes rues, ces villages suspendus et hors du temps. A quelques détails près, les gens souffrent toujours en silence, se scrutent et se regardent sans vraiment se parler.
Les jeunes jouent au billard dans des salles enfumées et ne rêvent même plus. Leurs espoirs d’aller en Libye se réduisent et les chances qu’ils ont de trouver un travail autant qu’une vieille touriste à draguer pour aller en Europe s’amenuisent.
Les informations relatives au terrorisme dans la région ne les inquiète pas. Ils ont toujours vécu avec le «mazout» de la contrebande appelée «contra», la télévision de la «contra», bu du thé provenant de la «contra», et ce ne sont pas quelques grenades ou fusils de la «contra» qui vont les déranger.
Par contre, une chose change. Le sud s’étire de plus en plus vers le nord avec son lot de contrebandes, de misères, de désolations. Sur les routes, les vendeurs de viande et autres «chaouweyas» ferment. Les voitures qui s’y arrêtent pour se restaurer sont moins nombreuses. Les oasis dépérissent manquant d’eau et de touristes. Seuls deux hôtels sont ouverts et presque vides à Douz.
Dans la région du Nefzaoua, le peuple est résigné et l’argent qui coule dans les petits patelins a beaucoup plus d’odeur et de couleur qu’ailleurs. A El Hamma, village natal de Taher El Haddad, de Mohamed Ali El Hammi, de Jalouli Fares et de Mohamed Ghannouchi, un vieux destourien est déboussolé. Il a donné sa vie pour cette Tunisie. Il avoue ne plus comprendre que «les petits jeunes n’obéissent qu’à une règle, celle de l’argent. Il ne fait aucun doute que les voix sont et seront aux plus offrants! Il n’y a ni projet, ni valeurs, ni combat, ni islam, ni athéisme, ni Enhahdha, ni Nida…».