Tunisie-économie : Pour une lecture critique de la vision de l’UTICA pour la Tunisie 2020 (Partie I)

Par : Autres


utica-2801201310812-l.jpgElaborer
une vision prospective est une initiative à féliciter. Elle constitue en soi un
signe de vivacité et de sens de la responsabilité d’une organisation de la
société civile dans la construction d’un modèle de société plus en harmonie avec
les besoins des Tunisiens. Au-delà de son contenu, l’intérêt d’une telle
initiative réside aussi dans la stimulation du débat et la formation progressive
d’une vision susceptible d’être partagée par le plus grand nombre. Le débat se
nourrit toujours de la critique et notre contribution, à travers cette lecture
de la «vision Tunisie 2020», s’inscrit dans cette logique. Nous tentons, à
travers ces lignes, de dévoiler quelques principes qui nous semblent
sous-jacents à l’approche de l’UTICA. Nous évoquons quelques aspects perdus de
vue, du moins dans le texte publié, et qui relèvent particulièrement de la
responsabilité de l’entreprise et des changements à opérer dans ses modèles de
gestion et ses rapports avec son environnement.

La réalisation de cette vision en dépend. Nous terminons par suggérer quelques
leviers à actionner pour réaliser les objectifs annoncés de croissance et de
création d’emplois.

La vision de l’UTICA
s’appuie sur deux objectifs, plus de croissance, plus
d’emploi; et un modèle composé de plusieurs volets inspirés des principes
suivants :

Un changement culturel porté par des valeurs morales: travail, effort, libre
entreprise, réussite personnelle, égalité des chances, solidarité, confiance en
l’avenir, respect de la propriété privée et de la propriété collective, une
image positive de l’entrepreneur et de l’entreprise.

Même si ce n’est pas exprimé explicitement, il est suggéré que ces valeurs font
défaut actuellement à la société tunisienne. La réalisation de la vision suppose
donc un changement culturel. L’outil proposé pour le réaliser est «un travail de
communication continu et structuré» ciblant les diverses catégories de la
population. Certes, la communication est un moyen pour la diffusion de valeurs
mais ces dernières resteront au niveau du discours si elles ne sont pas
traduites par des comportements concrets et palpables, si les leaders qui les
prônent ne sont pas crédibles et si les agents qui les diffusent n’y adhèrent
pas parce qu’ils n’ont pas déjà opéré le changement culturel à leur niveau. Car,
la diffusion d’une culture n’est pas seulement une affaire de technique mais
aussi de conviction, d’engagement et de présence de nombreux exemples concrets
qui apportent la preuve du bien fondé des valeurs exhibées.

Le changement des mentalités et des comportements nécessite beaucoup de temps
surtout en l’absence de leadership.

Le développement régional ne peut être résolu par la volonté d’agents externes

Une croissance inclusive: toutes les régions et tous les secteurs. Un vœu très
noble, mais comment combler les fossés technologiques et organisationnels qui
séparent les régions? Il y a, d’une part, celles qui sont entreprenantes, qui
ont fait un long chemin dans le développement d’activités industrielles et de
service, et celles à faible taux d’entrepreneuriat et dont l’économie est
dominée par des secteurs traditionnels tels que l’artisanat et l’agriculture, et
par des activités informelles à faible valeur ajoutée.

La question du développement régional n’est pas une question que l’on peut
résoudre par la volonté d’agents externes mais par des approches qui misent sur
la valorisation des ressources matérielles et immatérielles propres à la région
susceptibles de déclencher une dynamique de développement endogène.

Plusieurs expériences dans le monde qui ont misé sur ces ressources pour
stimuler un entrepreneuriat local le prouvent.

Le renforcement de «la pro-activité» des systèmes de formation professionnelle
et universitaire par rapport à l’environnement économique. La pro-activité
suppose une anticipation des besoins en compétences du secteur économique.

Certes, la situation en Tunisie est marquée par ce que le sociologue français
Alain Touraine a appelé le chômage paradoxal: d’une part, des besoins du marché
de l’emploi non satisfaits faute de main-d’œuvre adéquate, et, d’autre part, des
diplômés dont le profil ne correspond pas à la demande du marché de l’emploi et
confinés dans le chômage. Mais peut-on anticiper les besoins en formation en
l’absence de stratégie et de transparence de la gestion des entreprises en
majorité de taille réduite et peu structurées pour anticiper leur futur?

En plus du chômage paradoxal, le pays souffre du chômage d’exigence au sens où
les conditions de l’emploi (salaire, environnement de travail avec toutes ses
composantes, profil du poste) sont repoussantes pour les jeunes, diplômés ou
non. Il y a un degré de pénibilité et de nuisance au poste de travail que les
générations qui sont passées par l’école, le lycée voire l’université et vivent
la modernité n’acceptent plus, contrairement à leurs aînés qui ont vécu une
époque où la pauvreté, l’inculture, l’absence d’information et le
sous-développement tous azimuts poussaient à la résignation.

La résolution de ce problème de chômage dépend de l’entreprise dont le système
de gestion des ressources humaines nécessite une mise au niveau du profil d’une
nouvelle génération de collaborateurs. Or, la vision de l’UTICA
ne fait aucune
allusion à cette dimension de la responsabilité de l’entreprise pour réaliser la
cohérence entre formation et emploi.

La responsabilité de l’entreprise concerne aussi la dynamisation de la
coopération avec les universités et les centres de recherche. On sait que l’un
des principaux moteurs de la création de richesse et de développement est la
technologie que génère la recherche scientifique et la recherche et
développement (R&D). Le problème en Tunisie est justement le manque
d’exploitation de la recherche scientifique par une activité soutenue de R&D en
l’absence de canaux de transfert de technologie et d’innovation et de
partenariat entre université et entreprise.

Tout modèle de développement devrait tisser des liens forts entre ces deux
principaux acteurs qui contrôlent cet important levier du développement qu’est
l’innovation technologique et celle organisationnelle. Cette dernière permet
l’émergence de modèles de gestion performants touchant les différentes fonctions
de l’entreprise.

Développer des systèmes de gestion pour réduire les risques de grève

La solidarité et la confiance en l’avenir sont deux valeurs très nobles mais
mises à rude épreuve aujourd’hui après deux années de crise de l’après
révolution. On a vu émerger durant ces deux années toutes les contradictions de
la société sur un fond de division politique, de contestation de toutes les
autorités et de violence. A cela s’est ajoutée la pluralité des institutions
syndicales et professionnelles, à la fois celles des patrons et celles des
travailleurs, ainsi que la multiplication des organisations de la société civile
dont le nombre a explosé après la révolution. Faut-il alors exclure un syndicat
au profit d’un autre comme on a eu l’habitude de le faire jusque-là? Faut-il au
contraire reconnaître la différence et œuvrer à la constitution d’un socle
commun pour une vision partagée tout en admettant l’existence de divergences et
en faisant avec?

A cet égard, la question cruciale qui se pose à l’entreprise est celle de la
gestion de la diversité aussi bien au sein de l’entreprise qu’avec les
différentes parties prenantes, qu’il s’agisse de négocier, de sponsoriser ou de
s’associer pour la réalisation de divers projets économiques ou sociaux.

Inscrire dans la Constitution les principes de la liberté du travail et celle
d’entreprendre avec le droit de recours pour les institutions professionnelles
au Conseil constitutionnel en cas de manquement à ces principes. Une telle
proposition peut être perçue comme une limite opposée au pouvoir des syndicats
des travailleurs qui poussent certains à suivre des mouvements de grève qu’ils
ne souhaitent pas. Comment alors agir, au niveau de l’entreprise, pour faire
respecter un tel droit? Faut-il briser la solidarité, fût-elle de façade, entre
les travailleurs? Faut-il, au contraire, développer des systèmes de gestion
et/ou actionner les structures en place pour réduire les risques de grève?

Cela pose une question fondamentale de gestion des ressources humaines: comment
assurer l’engagement des collaborateurs envers leur entreprise, autrement dit,
comment renforcer le sentiment d’appartenance à l’entreprise, l’intérêt pour sa
réussite et son développement, faire de la solidarité entre ses membres des
facteurs de performance, de création de valeur et le support d’une culture
d’entreprise orientée gagnant-gagnant?

Quant à la liberté d’entreprendre, les risques de transformer le cadre
législatif tunisien favorable à l’entrepreneuriat depuis 1972, soit plus de 40
ans, en un cadre inhibiteur est peu probable dans le contexte international
libéral actuel. Par contre, plusieurs voies s’offrent à l’entreprise qui
souhaite agir pour stimuler et soutenir l’entrepreneuriat. Elle peut encourager
la création particulièrement dans les activités en marge de son cœur de métier
et dans les start-ups technologiques à risque mais à haute valeur ajoutée. Les
vecteurs de «business angel», de private equity, de commerce équitable, de
coaching des entrepreneurs débutants par leurs aînés, constituent autant de
moyens qui ont largement servi au développement des activités dans des localités
et des régions à faible tradition entrepreneuriale dans le monde.

Lutter contre l’économie informelle en mettant en œuvre des politiques de
développement économique et de répartition équitable des richesses

Pénaliser la «rente et l’économie informelle». A cet égard, il faut reconnaître
que l’économie informelle fleurit là où sévit la pauvreté, la corruption et la
faiblesse de l’Etat. Lorsque ce dernier est incapable de concevoir et de mettre
en œuvre des politiques de développement économique et de répartition équitable
des richesses sur le plus grand nombre, il encourage sinon ferme l’œil sur les
activités en marge de la légalité. Mais là aussi l’entreprise partage une part
de responsabilité dans l’expansion des activités informelles si elle ne les
pratique pas parallèlement à ses activités formelles.

Des études ont montré que l’opposition entre secteur formel et secteur informel
est discutable vu l’imbrication de deux à plusieurs niveaux: pour mieux gagner
leur vie, de nombreux travailleurs du secteur formel exercent des activités dans
le secteur informel, cela n’est pas sans rapport avec les politiques de
rémunération des entreprises; des entreprises du secteur formel sous-traitent
certains travaux productifs ou de service auprès d’unités informelles; le
secteur informel constitue une réserve de main-d’œuvre pour le secteur formel;
il offre des biens et des services bon marché assurant une reproduction de la
force de travail au moindre coût, ce qui, en conséquence, permet des salaires
bas dans le secteur formel.

Considérant tout ce qui précède, la question est moins de pénaliser le secteur
informel que de trouver les moyens de pousser ses entrepreneurs à muter vers le
secteur formel. Cela nécessite une clarification des frontières entre les deux
secteurs à respecter par tous les acteurs dont les entreprises affilées aux
organisations patronales.

Faire de l’administration publique un facteur de compétitivité du pays et
évaluer les réformes administratives et la qualité des services par un organisme
indépendant. Une telle proposition s’inscrit parfaitement dans une approche
écologique de l’économie qui met en exergue la dépendance de la santé de
l’entreprise de celle de son environnement.

Certes, la qualité du service public est une affaire de gestion de la fonction
publique. Néanmoins, les dysfonctionnements administratifs peuvent être stimulés
par des acteurs privés marqués par une culture de détournement de la loi, dont
les «faux forfaitaires» n’en sont qu’un exemple.

Le changement d’une telle culture et l’adhésion des agents économiques à des
valeurs éthiques dans la conduite des affaires nécessite un engagement et des
initiatives de leurs organisations professionnelles.

Une fiscalité équitable et sensible à l’intérêt de l’entreprise. La notion
d’équité de la fiscalité est polysémique et varie selon le point de vue de celui
qui l’évoque, car elle dépend de plusieurs critères: les choix politiques de
répartition des richesses, l’équilibre des forces entre les groupes sociaux qui
pèsent sur les décisions politiques, la qualité des règlementations et le profil
de ceux qui sont chargés de leur application, etc. L’entreprise a-t-elle une
responsabilité dans la réalisation de cette équité? La réponse est oui, car si
elle pratique l’évasion fiscale et se laisse tenter par des pratiques illégales
de détournements des règles, elle enfreint aux principes éthiques. L’Etat en
fait de même lorsqu’il use et abuse des redressements fiscaux.

La veille contre les abus est donc l’affaire des deux parties ainsi que des
organisations professionnelles.

La sensibilité à l’intérêt de l’entreprise s’exprime aussi par la reconnaissance
qu’il ne se confond pas avec l’intérêt exclusif du patron. Si on considère
l’entreprise comme un bien social, être sensible à son intérêt c’est être
sensible à celui de ses parties prenantes, c’est œuvrer pour son développement
en réinvestissant la part de la plus-value nécessaire à sa montée en gamme,
c’est aussi chercher à créer des synergies avec les divers partenaires, et cela
est de la responsabilité de l’entreprise.

[1][1] Auteur de