Elaborer une vision prospective est une initiative à féliciter. Elle constitue en soi un signe de vivacité et de sens de la responsabilité d’une organisation de la société civile dans la construction d’un modèle de société plus en harmonie avec les besoins des Tunisiens.
Au-delà de son contenu, l’intérêt d’une telle initiative réside aussi dans la stimulation du débat et la formation progressive d’une vision susceptible d’être partagée par le plus grand nombre.
Le débat se nourrit toujours de la critique, et notre contribution, à travers cette lecture de la «Vision Tunisie 2020», s’inscrit dans cette logique. Nous tentons, à travers ces lignes, de dévoiler quelques principes qui nous semblent sous-jacents à l’approche de l’UTICA.
Nous évoquons quelques aspects perdus de vue, du moins dans le texte publié, et qui relèvent particulièrement de la responsabilité de l’entreprise et des changements à opérer dans ses modèles de gestion et ses rapports avec son environnement. La réalisation de cette vision en dépend.
Nous terminons par suggérer quelques leviers à actionner pour réaliser les objectifs annoncés de croissance et de création d’emploi.
La vision de l’UTICA
Elle s’appuie sur deux objectifs, plus de croissance, plus d’emploi, et un modèle composé de plusieurs volets inspirés des principes suivants:
1- Un changement culturel porté par des valeurs morales: travail, effort, libre entreprise, réussite personnelle, égalité des chances, solidarité, confiance en l’avenir, respect de la propriété privée et de la propriété collective, une image positive de l’entrepreneur et de l’entreprise. Même si ce n’est pas exprimé explicitement, il est suggéré que ces valeurs font défaut actuellement à la société tunisienne.
La réalisation de la vision suppose donc un changement culturel. L’outil proposé pour le réaliser est «un travail de communication continu et structuré» ciblant les diverses catégories de la population.
Certes la communication est un moyen pour la diffusion de valeurs mais ces dernières resteront au niveau du discours si elles ne sont pas traduites par des comportements concrets et palpables, si les leaders qui les prônent ne sont pas crédibles et si les agents qui les diffusent n’y adhèrent pas parce qu’ils n’ont pas déjà opéré le changement culturel à leur niveau. Car, la diffusion d’une culture n’est pas seulement une affaire de technique mais aussi de conviction, d’engagement et de présence de nombreux exemples concrets qui apportent la preuve du bien fondé des valeurs exhibées.
Le changement des mentalités et des comportements nécessite beaucoup de temps surtout en l’absence de leadership.
2- Une croissance inclusive: toutes les régions et tous les secteurs. Un vœu très noble, mais comment combler les fossés technologiques et organisationnels qui séparent les régions? Il y a, d’une part, celles qui sont entreprenantes, qui ont fait un long chemin dans le développement d’activités industrielles et de service, et celles à faible taux d’entrepreneuriat et dont l’économie est dominée par des secteurs traditionnels tels que l’artisanat et l’agriculture, et par des activités informelles à faible valeur ajoutée.
La question du développement régional n’est pas une question que l’on peut résoudre par la volonté d’agents externes mais par des approches qui misent sur la valorisation des ressources matérielles et immatérielles propres à la région susceptibles de déclencher une dynamique de développement endogène.
Plusieurs expériences dans le monde, qui ont misé sur ces ressources pour stimuler un entrepreneuriat local, le prouvent.
3- Le renforcement de «la proactivité» des systèmes de formation professionnelle et universitaire par rapport à l’environnement économique. La proactivité suppose une anticipation des besoins en compétences du secteur économique. Certes, la situation en Tunisie est marquée parce que le sociologue français Alain Touraine a appelé le chômage paradoxal: d’une part, des besoins du marché de l’emploi non satisfaits faute de main-d’œuvre adéquate, et d’autre part, des diplômés dont le profil ne correspond pas à la demande du marché de l’emploi et confinés dans le chômage. Mais peut-on anticiper les besoins en formation en l’absence de stratégie et de transparence de la gestion des entreprises en majorité de taille réduite et peu structurées pour anticiper leur futur ?
En plus du chômage paradoxal, le pays souffre du chômage d’exigence au sens où les conditions de l’emploi (salaire, environnement de travail avec toutes ses composantes, profil du poste) sont repoussantes pour les jeunes, diplômés ou non. Il y a un degré de pénibilité et de nuisance au poste de travail que les générations qui sont passées par l’école, le lycée voire l’université et vivent la modernité n’acceptent plus, contrairement à leurs aînés qui ont vécu une époque où la pauvreté, l’inculture, l’absence d’information et le sous développement tous azimuts poussaient à la résignation.
La résolution de ce problème de chômage dépend de l’entreprise dont le système de gestion des ressources humaines nécessite une mise au niveau du profil d’une nouvelle génération de collaborateurs. Or, la vision de l’UTICA ne fait aucune allusion à cette dimension de la responsabilité de l’entreprise pour réaliser la cohérence entre formation et emploi.
La responsabilité de l’entreprise concerne aussi la dynamisation de la coopération avec les universités et les centres de recherche. On sait que l’un des principaux moteurs de la création de richesse et de développement est la technologie que génèrent la recherche scientifique et la recherche et développement (R & D). Le problème en Tunisie est justement le manque d’exploitation de la recherche scientifique par une activité soutenue de R&D en l’absence de canaux de transfert de technologie et d’innovation et de partenariat entre université et entreprise. Tout modèle de développement devrait tisser des liens forts entre ces deux principaux acteurs qui contrôlent cet important levier du développement qu’est l’innovation technologique et celle organisationnelle. Cette dernière permet l’émergence de modèles de gestion performants touchant les différentes fonctions de l’entreprise.
4- La solidarité et la confiance en l’avenir, deux valeurs très nobles mais mises à rude épreuve aujourd’hui après deux années de crise de l’après révolution. On a vu émerger durant ces deux années toutes les contradictions de la société sur un fond de division politique, de contestation de toutes les autorités et de violence.
A cela, s’est ajoutée la pluralité des institutions syndicales et professionnelles, à la fois celles des patrons et celles des travailleurs, ainsi que la multiplication des organisations de la société civile dont le nombre a explosé après la révolution.
Faut-il alors exclure un syndicat au profit d’un autre comme on a eu l’habitude de le faire jusque-là? Faut-il au contraire reconnaître la différence et œuvrer à la constitution d’un socle commun pour une vision partagée tout en admettant l’existence de divergences et en faisant avec? A cet égard, la question cruciale qui se pose à l’entreprise est celle de la gestion de la diversité aussi bien au sein de l’entreprise qu’avec les différentes parties prenantes, qu’il s’agisse de négocier, de sponsoriser ou de s’associer pour la réalisation de divers projets économiques ou sociaux.
5- Inscrire dans la Constitution les principes de la liberté du travail et celle d’entreprendre avec le droit de recours pour les institutions professionnelles au conseil constitutionnel en cas de manquement à ces principes. Une telle proposition peut être perçue comme une limite opposée au pouvoir des syndicats des travailleurs qui poussent certains à suivre des mouvements de grève qu’ils ne souhaitent pas.
Comment alors agir, au niveau de l’entreprise, pour faire respecter un tel droit? Faut-il briser la solidarité fusse-t-elle de façade entre les travailleurs? Faut-il, au contraire développer des systèmes de gestion et/ou actionner les structures en place pour réduire les risques de grève?
Cela pose une question fondamentale de gestion des ressources humaines: comment assurer l’engagement des collaborateurs envers leur entreprise, autrement dit comment renforcer le sentiment d’appartenance à l’entreprise, l’intérêt pour sa réussite et son développement, faire de la solidarité entre ses membres des facteurs de performance, de création de valeur et le support d’une culture d’entreprise orientée gagnant-gagnant?
Quant à la liberté d’entreprendre, les risques de transformer le cadre législatif tunisien favorable à l’entrepreneuriat depuis 1972 soit plus de 40 ans en un cadre inhibiteur est peu probable dans le contexte international libéral actuel. Par contre plusieurs voies s’offrent à l’entreprise qui souhaite agir pour stimuler et soutenir l’entrepreneuriat.
Elle peut encourager la création, particulièrement dans les activités en marge de son cœur de métier et dans les start-up technologiques à risque mais à haute valeur ajoutée. Les vecteurs de «business angel», de private equity, de commerce équitable, de coaching des entrepreneurs débutants par leurs aînés, constituent autant de moyens qui ont largement servi au développement des activités dans des localités et des régions à faible tradition entrepreneuriale dans le monde.
6- Pénaliser la «rente et l’économie informelle». A cet égard, il faut reconnaître que l’économie informelle fleurit là où sévissent la pauvreté, la corruption et la faiblesse de l’Etat. Lorsque ce dernier est incapable de concevoir et de mettre en œuvre des politiques de développement économique et de répartition équitable des richesses sur le plus grand nombre, il encourage sinon ferme l’œil sur les activités en marge de la légalité. Mais là aussi l’entreprise partage une part de responsabilité dans l’expansion des activités informelles si elle ne les pratique pas parallèlement à ses activités formelles.
Des études ont montré que l’opposition entre secteur formel et secteur informel est discutable vu l’imbrication de deux à plusieurs niveaux: pour mieux gagner leur vie de nombreux travailleurs du secteur formel exercent des activités dans le secteur informel, cela n’est pas sans rapport avec les politiques de rémunération des entreprises; des entreprises du secteur formel sous traitent certains travaux productifs ou de service auprès d’unités informelles; le secteur informel constitue une réserve de main d’œuvre pour le secteur formel; il offre des biens et des services bon marché assurant une reproduction de la force de travail au moindre coût ce qui, en conséquence, permet des salaires bas dans le secteur formel.
Considérant tout ce qui précède, la question est moins de pénaliser le secteur informel que de trouver les moyens de pousser ses entrepreneurs à muter vers le secteur formel. Cela nécessite une clarification des frontières entre les deux secteurs à respecter par tous les acteurs dont les entreprises affilées aux organisations patronales.
7- Faire de l’administration publique un facteur de compétitivité du pays et évaluer les réformes administratives et la qualité des services par un organisme indépendant. Une telle proposition s’inscrit parfaitement dans une approche écologique de l’économie qui met en exergue la dépendance de la santé de l’entreprise de celle de son environnement. Certes, la qualité du service public est une affaire de gestion de la fonction publique. Néanmoins, les dysfonctionnements administratifs peuvent être stimulés par des acteurs privés marqués par une culture de détournement de la loi, dont les «faux forfaitaires» n’en sont qu’un exemple.
Le changement d’une telle culture et l’adhésion des agents économiques à des valeurs éthiques dans la conduite des affaires nécessite un engagement et des initiatives de leurs organisations professionnelles.
8- Une fiscalité équitable et sensible à l’intérêt de l’entreprise. La notion d’équité de la fiscalité est polysémique et varie selon le point de vue de celui qui l’évoque car elle dépend de plusieurs critères: les choix politiques de répartition des richesses, l’équilibre des forces entre les groupes sociaux qui pèse sur les décisions politiques, la qualité des règlementations et le profil de ceux qui sont chargés de leur application etc.
L’entreprise a-t-elle une responsabilité dans la réalisation de cette équité? La réponse est oui car si elle pratique l’évasion fiscale et se laisse tenter par des pratiques illégales de détournements des règles, elle enfreint aux principes éthiques. L’Etat en fait de même lorsqu’il use et abuse des redressements fiscaux.
La veille contre les abus est donc l’affaire des deux parties ainsi que des organisations professionnelles. La sensibilité à l’intérêt de l’entreprise s’exprime aussi par la reconnaissance qu’il ne se confond pas avec l’intérêt exclusif du patron. Si on considère l’entreprise comme un bien social, être sensible à son intérêt c’est être sensible à celui de ses parties prenantes, c’est œuvrer pour son développement en réinvestissant la part de la plus value nécessaire à sa montée en gamme, c’est aussi chercher à créer des synergies avec les divers partenaires et cela est de la responsabilité de l’entreprise.
9- Une vision de l’emploi axée sur la flexibilité soutenu par une réglementation du travail intérimaire, modéré, si on peut dire, par un filet social constitué par un «fonds d’assurance perte d’emploi et de réinsertion», d’une part, et le développement des compétences des ressources humaines, d’autre part. Ce principe s’inscrit dans une tendance mondiale de souplesse dans le recrutement et le licenciement. S’inscrire dans cette tendance s’impose si, parallèlement on s’inscrit dans la mouvance de la concurrence internationale.
En revanche, le développement des compétences des ressources humaines peut viser plus d’un objectif. Pour l’entreprise, les objectifs peuvent être l’anticipation des changements technologiques ou autres liés à l’environnement des affaires et au marché, et la réponse à des besoins en qualifications liés à son propre développement; pour les employés ce peut-être l’évolution dans la carrière ou la reconversion au cas où un changement d’emploi est probable.
Par conséquent, la flexibilité de l’emploi et le développement des compétences devraient s’inscrire dans une stratégie délibérée de développement des hommes et de l’entreprise pour ne pas dégénérer en pratiques opportunistes de chasse aux primes et exonérations de taxes. Cela est du ressort des dirigeants des entreprises et de leurs organisations.
10- La création et la croissance de la valeur tirée par l’innovation, l’usage efficient de la numérisation et les emplois qualifiés nourris par un système éducatif et universitaire adéquat. Ce principe reflète une vue réaliste des forces motrices de la concurrence internationale.
En revanche sa mise en application nécessite, de la part de l’entreprise, non seulement des capacités de stimulation et de gestion de l’innovation mais aussi un véritable engagement de partenariat avec l’université et les centres de recherche pour le développement des activités de recherche scientifique et de R&D. Ce sont les pays où le secteur privé contribue le plus à la recherche scientifique et la R&D qui dominent, grâce à leurs innovations, des pans entiers de l’économie mondiale principalement ceux à forte intensité scientifique et technologique.
11- Contribuer à la croissance et non redistribuer une partie que d’autres ont réalisées. Ce principe incite à l’effort mais n’égratigne-t-il pas le principe de solidarité avancé dans cette vision de l’UTICA? La solidarité n’est certes pas à confondre avec la charité mais elle implique nécessairement une redistribution des richesses qui, par hypothèse, ne sont pas produites à égalité par tous. Sans redistribution il ne peut y avoir d’équilibre social. Mais la redistribution ne doit pas décourager l’initiative, la prise de risque, l’effort.
L’entreprise peut aussi, par une politique adéquate de responsabilité sociétale (RSE), contribuer à la diffusion de ces valeurs à travers une politique équitable de rémunération de l’effort, un soutien financier et professionnel à la dynamique entrepreneuriale dans les régions.
12- La responsabilisation des régions. Ce principe hautement politique est fortement dépendant des choix politiques de l’Etat. Il s’inscrit parfaitement dans un modèle de gouvernance démocratique bien ancré dans la société où l’interaction entre l’Etat, le secteur privé commercial, le secteur privé à but non lucratif constitue le pivot du fonctionnement du système nation.
La vision Tunisie 2020 est-elle réalisable?
Cette vision est truffée de principes nobles mais elle est peu explicite sur la responsabilité de l’entreprise dans la réalisation de l’idéal formulé. Dans l’analyse qui précède nous avons montré que chacun des principes qui constituent le soubassement de cette vision, appelle un changement à réaliser et implique une responsabilité pour l’entreprise. Cela constitue donc tout un programme pour les organisations professionnelles.
En revanche, il y a, à notre avis des leviers à actionner en amont au niveau du politique car la nature du contexte politique est décisive dans la formation de l’environnement des affaires.
Le premier levier à actionner en amont est un système politique crédible, sain, visionnaire dont la légitimité se nourrit non d’un suffrage universel -fût-il incontestable- mais surtout de son respect des principes démocratiques dans ses pratiques au quotidien. Le second levier en amont est celui d’une gouvernance des régions, démocratique et décentralisée (non pas seulement déconcentrée) où les moyens matériels et humains sont disponibles, où les institutions régionales disposent d’un réel pouvoir de décision, le tout permettant une dynamique d’auto-développement régional.
La contribution des entreprises à la réalisation de cette vision pourrait être mieux déployée dans un tel environnement politique car la démocratie, aussi bien au niveau national que régional, implique un partenariat public privé et associatif pour créer à la fois synergies et paix sociale.
Néanmoins, la responsabilité de l’entreprise est d’autant plus grande que le projet est ambitieux et les délais de sa réalisation courts et c’est bien le cas de cette vision à l’horizon 2020.
Les changements que doivent opérer les entreprises sont profonds car il s’agit de changer de paradigme dans les systèmes de gestion. Les entreprises tunisiennes sont dans leur grande majorité moyennes, petites voire très petites et de plus familiales. En conséquence, beaucoup sont habitées par un souci de stabilité et par une certaine frilosité par rapport au développement qui rendrait l’entreprise incontrôlable pour ses fondateurs. De même quand l’entreprise est de petite taille, il n’y a pas de séparation entre le pouvoir économique et celui managérial. Cette confusion des pouvoirs induit une absence de participation dans la prise de décision notamment par les compétences lorsqu’elles existent, la négligence de l’innovation, de la R&D et de l’apport scientifique et technologique des universités et des centres de recherche nationaux, l’absence de stratégies d’alliance créatrices de synergies et génératrices de projets d’envergure dépassant les limites des moyens d’entreprises isolées.
Changer de paradigme pour les entreprises tunisiennes qui sont dans cette situation, c’est se doter de stratégies: stratégie d’alliance autour de projets de développement, les leurs et celui de la région ou de la localité où elles opèrent, stratégie de gestion des ressources humaines avec ses différentes composantes dont l’anticipation des besoins en qualification et l’exploitation des savoirs spécialisés pour assurer une meilleure qualité des décisions, stratégie de R&D et de partenariat avec les institutions universitaires et de recherche, stratégie marketing pour une approche efficiente des marchés et de la communication, stratégie de numérisation et de flux d’information…
La petite taille des entreprises n’est pas un mal en soi, elle a des avantages et non pas des moindres dont la souplesse et la réactivité. Par contre, le développement de l’entreprise dans un contexte de concurrence globalisée a d’autres exigences. Les entreprises ne pourront contribuer à la réalisation de la vision de l’UTICA que si et seulement si elles montent en gamme dans leur modèle de gestion des affaires afin qu’il soit plus adéquat aux aspirations des nouvelles générations de travailleurs et qu’il réponde mieux aux exigences de la concurrence internationale.