Au lendemain de l’assassinat de l’opposant Chokri Belaïd, Samy Ghorbal, journaliste et écrivain, proche du courant moderniste, livre son analyse sur l’évolution de la Tunisie depuis la chute de Ben Ali. Il revient sur les tensions au sein d’Ennahdha.
La Tunisie est aujourd’hui en deuil, et l’ensemble des partis politiques de l’opposition appelle à une journée de grève pour vendredi. Le Premier ministre Hamadi Jebali vient d’annoncer son intention de former un gouvernement de technocrates apolitiques. L’assassinat de Chokri Belaïd constitue-t-il un tournant?
Sans aucun doute. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire du pays, c’est la première fois qu’une figure de l’opposition est ainsi exécutée en Tunisie. Chokri Belaïd était, avec Hamma Hammami, l’un des patrons du Front populaire. Or ce front qui rassemble la gauche radicale est, avec la coalition centriste constituée autour de Nidaa Tounes, du Parti Républicain et d’Al-Massar, l’une des deux grandes forces politiques émergentes en Tunisie. Il y a aura donc -il y a déjà- forcément des répercussions, tant pour l’opposition que pour la coalition au pouvoir, ainsi que sur les équilibres internes au parti Ennahdha.
Cet assassinat va accentuer les turbulences au sein de la coalition au pouvoir ainsi que les dissensions au sein du parti Ennahdha
Entre le Front populaire de gauche et la coalition centriste, les divergences en matière économique vont perdurer. Mais, sur tout le reste, la cohésion va se renforcer. D’autant qu’il existait déjà un très large accord sur de nombreux points, qu’il s’agisse du respect du calendrier politique, de la répartition des pouvoirs au sein de la future constitution, ou encore des rapports entre l’Etat et la religion… A l’inverse, cet assassinat va accentuer les turbulences au sein de la coalition au pouvoir, déjà mise à mal ces dernières semaines par les tractations autour du remaniement ministériel, ainsi que les dissensions au sein du parti Ennahdha.
Si l’assassinat de Chokri Belaïd n’est pas un crime d’Etat, il est sans doute la conséquence de la dérive fascisante de l’aile radicale d’Ennahdha. Il relève très certainement d’une tentative de confiscation du pouvoir menée par cette composante extrémiste du parti islamiste. C’est un palier de plus dans un processus qui s’est traduit, depuis des semaines, par la stigmatisation de l’opposition et des syndicats sur internet, dans les médias et dans les mosquées, et par la multiplication des attaques des Ligues de protection de la Révolution contre des meetings de l’opposition ou des manifestations syndicales.
Et ces Ligues sont-elles directement liées à cette aile radicale d’Ennahdha?
Officiellement non, mais il y a des ambiguïtés significatives. Leurs membres sont, pour l’essentiel, des voyous dont certains ont travaillé pour l’ancien régime avant de se reconvertir. Mais leurs représentants sont reçus dans les allées du pouvoir par des conseillers haut placés dont certains partagent leur discours stigmatisant contre une opposition “contre-révolutionnaire” qui ne rassemblerait que des “débris du RCD” -l’ancien parti de Ben Ali- et des “laïcards aliénés”.
Samedi dernier, un communiqué tout à fait officiel publié à l’issue d’une réunion des plus hautes instances d’Ennahdha appelait même à la libération et à la réhabilitation des personnes arrêtées il y a quelques mois à Tataouine à la suite du lynchage, par des éléments des Ligue de protection de la révolution, d’un militant de Nidaa Tounès.
Si l’on observe ce qu’a été le mode opératoire de la violence au cours des derniers mois, leur instrumentalisation par les radicaux d’Ennahdha ne fait pas de doute. Jusqu’à l’attaque de l’ambassade américaine en septembre, la violence et les intimidations étaient essentiellement le fait des salafistes. La police, elle, laissait faire. Cette passivité s’expliquait sans doute à la fois par le désir d’Ennahdha de ne pas se couper de cette base, et parce que le parti islamiste y voyait le moyen d’intimider ses adversaires. Si les salafistes avaient leur propre agenda, il y avait cependant une sorte d’alliance objective.
Mais avec l’ambassade américaine, les choses ont été trop loin. Les Américains étaient d’autant plus furieux qu’ils venaient, peu avant, d’accorder leur garantie à une émission obligataire de la Banque centrale de Tunisie, apportant ainsi une bouffée d’air à un pays au bord de l’asphyxie économique! Après cet incident, l’attitude du gouvernement vis-à-vis des salafistes a changé du tout au tout, il a durci le ton, et aujourd’hui, les salafistes sont dans le collimateur de la police et de l’armée.
Les affrontements sont presque quotidiens. En revanche, les Ligues de protection de la Révolution, qui étaient en sommeil depuis plus d’un an, sont réapparues comme par enchantement, et ont commencé à multiplier les exactions. Si les salafistes sont relativement autonomes, cela n’est pas le cas des Ligues. Les Ligues, c’est une milice.
Pourquoi l’aile radicale d’Ennahdha a-t-elle choisi de créer et d’entretenir à travers ces ligues un tel climat de violence?
Pour comprendre il faut revenir à la situation telle qu’elle existait à l’issue des élections du mois d’octobre 2011. Avec 40% des voix, Ennahdha était alors en position dominante. Le rapport de force avec une opposition morcelée était totalement déséquilibré. Mais depuis, cette opposition a repris des plumes. Il y a eu des rapprochements, des fusions, puis, à partir du milieu de 2012 l’émergence de Nidaa Tounès, autour de la personnalité de l’ancien Premier ministre Béji Caïd Essebsi. Et plus récemment, la constitution de ces deux fronts, l’un centriste et l’autre de gauche.
Résultat: le parti Ennahdha a aujourd’hui en face de lui une coalition centriste, créditée dans les sondages d’une force équivalente à la sienne, et une troisième force, à gauche, qui pèse entre 7% et 10%. Non seulement ces deux fronts sont en progression constante, mais il existe entre eux une dynamique d’union.
«Ennahdha a adopté une stratégie d’intimidation visant à empêcher l’opposition redynamisée d’occuper le terrain»
Tandis qu’au contraire, la “Troïka” -la coalition au pouvoir- se délite. Les partis satellites d’Ennahdha se désagrègent au fil des défections, et leurs relations avec Ennahdha se détériorent. Confrontée à cette situation, la formation islamiste a adopté une stratégie d’intimidation visant à empêcher cette opposition redynamisée d’occuper le terrain. D’où l’instrumentalisation des ligues de la révolution, en particulier pour empêcher les formations de l’opposition de tenir des meetings à l’intérieur du pays. D’où aussi les retards accumulés dans l’élaboration de la Constitution, le calendrier électoral ou la mise en place d’une instance chargée d’organiser le scrutin.
Les dissensions au sein d’Ennahdha s’étaient cristallisées ces derniers temps, autour du remaniement ministériel, sans cesse annoncé puis ajourné. Le Premier ministre Hamadi Jebali a annoncé mercredi soir qu’il allait constituer un gouvernement de technocrates. C’est un coup de force contre les faucons de son propre parti?
Cela y ressemble. Au début le Premier ministre, Hamadi Jebali et les instances dirigeantes du parti fonctionnaient en synergie. Cela n’est plus le cas. Le Premier ministre est un réaliste. Conscient des difficultés, qu’il s’agisse de la situation sécuritaire, de la dégradation de la situation économique ou de la fragilisation de sa coalition, il avait décidé, il y a quelques mois, de remanier en profondeur son gouvernement afin d’élargir son assise politique et d’éliminer un certain nombre de ministres particulièrement impopulaires ou incompétents. Pour consolider son pouvoir et élargir son assise, il fallait accepter d’ouvrir, d’offrir des postes, y compris des portefeuilles régaliens, à des personnalités n’appartenant pas à Ennahda. Raisonnant en homme d’Etat soucieux de l’intérêt général, il y était prêt. Mais cette stratégie a provoqué une levée de boucliers au sein du parti.
«Les balles qui ont atteint Chokri Belaïd visaient-elles aussi, d’une certaine manière, le Premier ministre? La question mérite d’être posée»
La tendance dure d’Ennahdha, qui domine les instances du parti, lui a reproché de faire trop de concessions. Elle a donc retoqué le projet de remaniement ministériel. On en était là lorsque Chokri Belaïd a été assassiné.
Quelques heures plus tard, Rached Ghannouchi, après avoir démenti toute implication d’Ennahdha dans le crime, s’empressait d’appeler, dans une interview à la chaîne de télévision Al Wataniya 1, à l’annulation du remaniement! Annoncée peu après, la décision d’Hamadi Jebali, de constituer un parti de technocrates s’apparente donc bien, semble-t-il, à un coup de force. Les balles qui ont atteint Chokri Belaïd visaient-elles aussi, d’une certaine manière, le Premier ministre? La question mérite d’être posée.
Y-a-t-il en Tunisie un risque de guerre civile? Un scénario à l’algérienne?
Un scénario à l’algérienne, je n’y crois pas. Des maquis, une guerre généralisée, à mon avis non. L’armée tunisienne est extrêmement vigilante et je ne pense pas qu’elle laisse des maquis se constituer. En revanche, on ne peut pas exclure une dérive qui rappellerait celles qu’ont connues certains pays d’Amérique centrale ou la Turquie des années 1980 avec des escadrons de la mort, des attentats. L’assassinat de Chokri Belaïd préfigure peut-être une évolution de ce type.