Cela fait plusieurs semaines, voire plusieurs mois, qu’en raison de la dérive du pays, la Troïka essaye de constituer un nouveau gouvernement qui serait accepté par une majorité de forces politiques du pays. Cependant, les conditions imposées par les partis d’opposition, dont la plus importante est l’indépendance des ministères de souveraineté, se trouvent en opposition directe avec les lignes rouges imposées par les partis au pouvoir, dont Ennahdha principalement qui refuse de se dessaisir desdits ministères.
Suite à l’assassinat de Chokri Belaid -qui est venu aggraver la crise que vie la Tunisie-, Hamadi Jebali, brisant le carcan de son parti, a proposé un remaniement ministériel partiel et la constitution, sous sa présidence, d’un gouvernement de technocrates, de ministres compétents dans leurs domaines mais n’ayant pas d’appartenance partisane et d’aller rapidement vers des élections.
Ce projet se trouve aujourd’hui confronté à différents obstacles, un obstacle politique à travers une réaction plus ou moins négative de son parti et des autres, ainsi qu’un obstacle légal à travers le contenu de la loi relative à l’Organisation Provisoire des Pouvoirs Publics appelée aussi “petite Constitution“.
La question qui se pose est donc: quel choix faire pour aller rapidement vers des élections transparentes après avoir instauré le cadre propice?
Je ne voudrais pas donner l’impression d’aller vers une vision apocalyptique, cependant, je suis convaincu que nous allons actuellement vers un schéma irano-afghan qui risque de se transformer en un schéma à l’algérienne. Ceci étant, il nous est possible, en fonction de la position d’Ennahdha et surtout celle de l’opposition, soit d’arrêter ce schéma assez tôt -ce qui serait la solution idéale-, soit d’aller vers un schéma semblable à celui de la révolution libyenne, ce qui serait le pire des schémas.
Hamadi Jebali, dans une prise de conscience devant les moments difficiles par lesquels passe le pays, dans un moment de courage et de patriotisme, a voulu limiter les dégâts et mettre fin à cette situation, en proposant de constituer un gouvernement de technocrates.
La destinée de la Tunisie est maintenant entre les mains de l’opposition.
Commençons par le côté légal
D’éminents juristes et constitutionalistes se sont penchés sur la question qui est quelque peu ambigüe en raison du silence de cette “petite Constitution“ concernant le remaniement ministériel partiel qui n’y est ni expressément autorisé ni expressément interdit.
Cependant, si nombre d’entre eux s’accordent sur le fait qu’un remaniement ministériel partiel est possible sur simple décision du chef du gouvernement sans nécessiter l’aval de l’Assemblée nationale constituante ou du président de la République, tous s’accordent pour dire qu’un remaniement ministériel total n’est pas faisable sans une démission en bloc du gouvernement par le biais d’une démission du chef du gouvernement.
Mais dans le cas d’une telle démission, le chef du gouvernement doit obligatoirement être à nouveau chargé de constituer un gouvernement par le président de la République et que cela ne sera possible que si la candidature de Hamadi Jebali à ce poste est reconduite par Ennahdha, ce qui n’est pas acquis.
C’est pour cela que Hamadi Jebali a décidé de recourir à un remaniement ministériel partiel afin de procéder à la mise en place d’un gouvernement de technocrates. Ainsi, il ne gardera du gouvernement actuel que quelques ministres, juste de quoi justifier le qualificatif de “remaniement partiel“.
D’un point de vue politique, la situation est un peu plus complexe. En effet, par le biais d’un gouvernement de technocrates, Hamadi Jebali accède à la principale demande formulée par le président de la République, président d’honneur du CPR, et par les partis d’opposition lors des discussions relatives à la constitution d’“un gouvernement de salut national“, à savoir l’indépendance politique des ministres de souveraineté.
Or, et à l’annonce de sa volonté de former un gouvernement de technocrates, ces mêmes partis d’opposition ont aussi demandé à ce que le chef du gouvernement soit technocrate, étant lui-même un ministre. Cette demande est certes légitime et cohérente, mais elle vient en condition supplémentaire puisqu’elle n’a pas été présentée précédemment.
A cela s’ajoute le fait qu’une démission de Hamadi Jebali remettra en cause l’installation d’un gouvernement de technocrates vu que son parti Ennahdha est officiellement contre et risque de sauter sur l’occasion pour proposer le remplacement de Hamadi Jebali par un candidat de la branche dure. Cette solution semble la plus probable, même si, au cours des derniers jours, les interventions des membres d’Ennahdha sur les médias ont été quelque peu mitigées entre ceux qui soutiennent cette initiative de Hamadi Jebali, principalement les modérés, et ceux qui sont contre, principalement l’aile dure.
Certains membres de l’opposition sont allés jusqu’à parler de l’illégitimité de l’Assemblée nationale constituante et/ou la remise en cause de la représentativité de cette assemblée en raison de l’évolution du paysage politique tunisien depuis les élections du 23 octobre.
Cette discussion a eu lieu il y a quelques mois déjà, et bien qu’ayant été parmi les fervents défenseurs de cette thèse, je considère qu’il est mal venu de la remettre sur la table aujourd’hui. Il est néanmoins vrai que le paysage politique tunisien a largement évolué depuis le 23 octobre et que les rendements du gouvernement et de l’ANC y sont pour quelque chose. Toutefois, je préfère favoriser la tenue d’élections transparentes au plus tôt. A défaut, quelle que soit la solution mise en place, il sera toujours possible de contester sa représentativité.
La Tunisie entre les modèles iranien, afghan et iranien…
La poursuite du schéma actuel d’islamisation extrémiste de la Tunisie nous mènera inéluctablement vers un schéma à cheval entre le modèle iranien et le modèle afghan. Ce schéma sera aussi celui en vigueur si l’opposition refuse l’initiative de Hamadi Jebali.
Si, dans ce cas, le modèle politico-sociétal sera proche du modèle iranien, le modèle économique sera par contre celui du modèle afghan car la Tunisie est loin d’être dotée des ressources naturelles iraniennes. En effet, depuis l’indépendance, le modèle de développement de la Tunisie a été basé sur le développement des ressources humaines et de l’intelligence. Or, la politique actuellement appliquée est plus à l’endoctrinement et au refus des sciences, des arts, de l’innovation et de la créativité.
Ce même modèle de développement, basé sur les ressources humaines, est le plus important obstacle auquel fait face et auquel continuera à faire face la politique actuelle. Un obstacle important qui risque d’être combattu par la force et le terrorisme comme cela a démarré avec les Ligues de Protection de la Révolution ainsi que le développement de cellules terroristes extrémistes.
Il ne faut pas perdre de vue la présence de camps d’entraînement, de caches et de dépôts d’armes et de munitions en Tunisie, le tout sous le regard bienveillant et complice du gouvernement et de la Troïka actuelle. Il ne faut pas non plus perdre de vue que la Tunisie est devenue l’un des principaux pourvoyeurs de terroristes islamiste au monde. Une telle confrontation ne pourra se terminer que par un modèle à l’algérienne, avec attentats et assassinats politiques, et cela a déjà commencé même si ce n’est que timidement.
Aussi, la proposition de Hamadi Jebali semble venir à point nommé. Certains pensent que cette proposition fait partie d’un plan machiavélique d’Ennahdha qui veut baisser la tension pour pouvoir continuer à mettre en œuvre son plan. Certains verront en cela uniquement une solution de sortie de crise pour Ennahdha et qu’il ne peut être fait confiance à Hamadi Jebali, celui qui a appelé au sixième Califat.
Ennahdha a certes beaucoup à gagner dans cette option, mais il a aussi beaucoup à perdre, et c’est pour cela que les avis sont partagés au sein de ce parti. Cependant, je suis convaincu que les progressistes modernistes ont plus à gagner qu’Ennahdha en ce sens que l’indépendance des ministères de souveraineté, à leur tête les ministères de l’Intérieur et de la Justice, permettra de mettre un frein à l’utilisation fortement politisée de ces ministères. Cela permettra de mettre fin au laxisme envers les actes de violences des Ligues de Protection de la Révolution, voire de les démanteler. Cela permettra aussi d’ouvrir des instructions judiciaires quand des informations claires et justifiées sont apportées.
Il ne faut pas non plus perdre de vue que la situation actuelle, à travers l’utilisation politique des ministères de l’Intérieur et de la Justice, ne permettra pas de tenir des élections transparentes avec la possibilité d’avoir des recours équitables et fiables en cas de contestation et ne permettra pas de pouvoir préalablement tenir des campagnes électorales dans des conditions adéquates, où tous les partis peuvent faire campagne à travers toute la République, sans en être empêchés par qui que ce soit et sans violence. La solution préconisée par Hamadi Jebali permettra d’atteindre cet objectif.
Il y aura certes des remontrances et des manifestations de mécontentement. Il y aura certes des partis et des groupes terroristes extrémistes où les extrémistes de certains partis qui seront contre et qui tenteront des actions de violence voire des actions terroristes afin de montrer leur opposition.
Ceci risque d’entamer un scénario à l’algérienne, mais grâce à l’indépendance les ministères de l’Intérieur et de la Justice, ce scénario sera arrêté à ses débuts, et même si certaines actions échapperont aux mailles sécuritaires, principalement au début, ces actes seront limités et ne dureront pas longtemps comparé au scénario algérien.
L’opposition saura-t-elle saisir cette opportunité?
Enfin, si l’opposition venait à refuser l’initiative de Hamadi Jebali et insister sur la non-légitimité de l’ANC, c’est le modèle de la révolution libyenne vers lequel la Tunisie risque de basculer. En effet, actuellement, le pouvoir et les ministères de souveraineté sont détenus par Ennahdha à travers la légitimité qui lui a été accordée par les élections du 23 octobre et son alliance avec les autres partis de la Troïka. Cette majorité ainsi obtenue lui a permis de prendre en main les ministères de souveraineté et de les utiliser conformément à une certaine vision. Même si cette utilisation est contestable, il n’en demeure pas moins qu’Ennahdha et ses acolytes de la Troïka pourront continuer à les utiliser conformément à leur vision des choses et qu’il leur sera parfaitement légitime de les utiliser pour contrer toute tentative de remise en cause de la légitimité.
Cependant, dans cette réaction, il y a de fortes chances qu’Ennahdha soit appuyée par d’autres groupes, armés ou pas, à l’instar des Ligues de Protection de la Révolution ou de groupuscules extrémistes armés. Ceci nous mènera inéluctablement à un schéma similaire à celui de la révolution libyenne avec une forte répression des «révolutionnaires», ceux qui contestent la légitimité de l’ANC, par le «gouvernement et ses alliés». A la différence de la Libye, l’armée tunisienne en tant qu’armée républicaine, interviendra pour calmer le jeu. Cependant, les groupes extrémistes étant armés et entraînés, la situation risque de durer et le schéma de la révolution libyenne sera entamé.
La décision de l’opposition est critique, celle d’Ennahdha aussi, car si ce dernière et ses acolytes de la Troïka refusent la proposition de Hamadi Jebali, c’est que leur seul objectif est d’“iraniser“ voire de “somaliser“ la Tunisie.
Aussi, l’initiative de Hamadi Jebali est, pour moi, une opportunité pour la Tunisie même si ce n’est pas la solution idéale mais la moins pire des solutions. Naturellement cela ne veut surtout pas dire qu’il faille donner carte blanche, à qui que ce soit d’ailleurs, et mettre les balises nécessaires afin de ne pas tomber dans la même erreur que celle de la Troïka.
Comme disait Bourguiba: “Mille pas valent mieux qu’un saut” (Alf Khatwa ou la tanguiza).