Dans un poème dédié au mouvement des Frères musulmans, aujourd’hui en vogue dans les pays du Printemps arabes sous des appellations différentes, on y lit : «L’islam est ma patrie et les musulmans sont mes frères partout où ils sont». Ce qui revient à dire que tous les mouvements islamistes dans le monde ne se reconnaissent pas dans un pays, une patrie mais plus dans leur appartenance religieuse.
Aux dernières nouvelles, c’est un salafiste qui aurait abattu le martyr Chokri Belaïd en Tunisie. Des salafistes qui sont défendus, selon Vincent Geisser, par «des leaders nahdhaouis ultraconservateurs comme Sadok Chourou qui pense que les salafistes et les nahdhaouis appartiennent à la même «famille islamiste»… une tendance collaborationniste qui parie précisément sur la «salafisation des esprits» dans la jeunesse tunisienne…».
Les Tunisiens peuvent-ils être menacés par une alliance Ennahdha/Salafistes? Réponses dans l’entretien ci-après avec Noureddine Ennaifer, expert en sécurité globale et professeur à l’Université Tunis El Manar.
WMC : Les réseaux islamistes ne sont pas limités à un pays ou une région. Ils sont cosmopolites, autonomes dans l’exercice, solidaires dans la pensée et les objectifs. Ils peuvent frapper n’importe où, à n’importe quel moment et ont une grande capacité de mobilisation et d’enrôlement. Quels risques sur la Tunisie de telles entités?
Noureddine Ennaifer : Nous ne pouvons parler d’islamisme sans le mettre dans son contexte géostratégique. Depuis 2002, et avec la chute du bloc communiste, un nouveau problème est apparu, celui des musulmans libérés des Etats monolithiques du pseudo-socialisme nationaliste au Moyen-Orient et ailleurs. Une partie de la population est devenue très active avec une nouvelle idéologie qui s’appelle «le salafisme djihadiste».
En septembre 2002, après le drame du 11 Septembre, les USA ont décidé qu’il fallait déplacer les conflits qui pouvaient les toucher ou porter atteinte à leurs alliés occidentaux ou asiatiques à d’autres zones géographiques plus adaptées à la culture islamiste. L’objectif est de faire en sorte que les risques de débordements islamistes soient supportés par d’autres pays. Il fallait par conséquent encourager les partis et les organisations dites islamistes en les finançant pour qu’elles prennent en charges les militants et les sympathisants et cadrent leurs luttes, leurs idéologies et leurs conflits, etc.
Conséquence, tout a été mis en œuvre pour que les partis islamistes soient parés de toutes les qualités d’intégrité, d’ouverture et de tolérance afin de s’assurer une certaine représentativité politique et s’imposer en tant qu’alternatives incontournables dans leurs pays d’origine après avoir été bien briefés dans les pays d’adoption.
Aujourd’hui, en Tunisie, il n’y a pas que des revenants de pays qui ont protégé et abrité les islamistes comme la Grande-Bretagne, le Canada, les USA ou la France, il y a une jeunesse tout à fait opérationnelle sur terrain. Et à la voir à l’œuvre sur les réseaux sociaux, nous avons l’impression qu’elle a été formée à bonnes écoles depuis quelques années déjà.
Mon hypothèse est que nous sommes en face de la quatrième génération d’El Qaïda. La première était anti-soviétique et voulait libérer l’Afghanistan. Elle a été endoctrinée par les Américains, s’est abreuvée jusqu’à l’ivresse de l’idéologie wahhabite et a été encadrée par les services secrets pakistanais, les financements colossaux des wahhabites. Les talibans sont les élèves des écoles coraniques et ont été militarisés pour instituer un Etat qui n’a rien d’un Etat.
La deuxième génération est la génération du 11 Septembre; la troisième est celle des attentats en Irak, en Espagne et à Londres.
Aujourd’hui, nous sommes en face de la quatrième génération, celle du Printemps arabe. Elle a à sa disposition les armes, l’argent, la technologie et un espace géographique ouvert: l’Egypte, la Tunisie et la Libye.
Quelle explication apportez-vous justement à cette apparition soudaine du printemps arabe ?
Le Printemps arabe n’a pas été défini dans le temps mais par les moyens, par la technologie et par l’espace. Ses protagonistes ont attendu l’occasion propice. Ils ont usé de techniques utilisées d’ores et déjà en Ukraine, dans l’ancienne Yougoslavie, qui ont été appliquées et affinées dans les pays du Printemps arabe. C’est lorsqu’on prépare une partie de la population à se tenir prête à une confrontation avec la police ou les forces armés.
Le premier qui meurt ou qui est blessé déclenche le processus de soulèvement, soit un effet boomerang ou boule de neige. A partir de ce moment, une série de condamnations arrive visant l’Etat et sa souveraineté, on le décrète terroriste, on l’accuse d’opprimer son propre peuple, on lui retire la légitimité de gouverner et on enclenche un scénario déjà préparé pour la constitution d’un nouveau gouvernement formé de parties en lutte, généralement minoritaires et incapables. Parmi eux, des personnes au passé douteux formées par la Freedom house, le MBI, etc.
Pourquoi les Américains se tournent-ils aussi brutalement contre leurs alliés de toujours comme Ben Ali ou Moubarak?
Essayons tout d’abord de décrire la situation d’avant les révolutions en Tunisie ou en Egypte. Les Egyptiens subissaient le joug d’une dictature, conseillée, protégée et assistée par les Américains. Moubarak se comportait en Egypte comme un pharaon et considérait le peuple égyptien comme des cerfs qui travaillent dans sa propre propriété.
En Tunisie, Ben Ali et la famille régnante se comportaient de la même manière. Ils géraient les biens et les richesses du pays. Kadhafi aussi… Tous ces dictateurs appartenaient à la même matrice, ce qu’on appelle communément un modus operandi, soit un même mode opératoire. Les pratiques sont les mêmes: écoute, poursuite policière ou filature, intimidations des intellectuels, ou nomination au sein de l’Etat avec devoir d’allégeance pour pouvoir accéder aux postes importants dans les structures de l’Etat. Un refus équivaut à un marquage dans les règles pouvant même priver les personnes de leur gagne pain.
Cette logique de domination et de manipulation a touché aussi bien les syndicats, les journalistes que les gens du peuple, sans oublier la contrainte physique et la violence officielle de l’Etat.
Sommes-nous des victimes consentantes du jeu de domination mondiale ou des acteurs conscients, consentants et volontaires dans tout ce qui nous arrive?
Il est une thèse que j’estime fondamentale: si nous sommes colonisés, c’est que nous sommes colonisables. Si nous sommes manipulés, c’est que nous sommes manipulables. Il y a une part de responsabilité que nous devons assumer. Le peuple tunisien n’a pas une grande expérience politique.
Il y a une expression qui me plaît beaucoup, c’est la désertification. Ben Ali a asséché le pays de ses compétences qu’il a brisées, asservies ou corrompues. Si on n’est pas dans l’appareil, on n’est pas patriote. Nous étions en plein dans le système totalitaire.
Hanna Hareng, universitaire et politicienne de très haut niveau a décrit ce système, et c’est une aristocrate allemande des années 30’ qui a analysé finement la montée du nazisme en Allemagne. Et là on voit que tout ce système là a été façonné aux Etats-Unis, l’école américaine de l’espionnage. Ben Ali appartenait à cette école là, il a fait ses premiers stages aux Etats-Unis; tous les généraux de l’Amérique latine ont été formés à la même école. Ben Ali n’est pas un cas à part.
Pourquoi les autres pays du monde ne souffrent pas autant que les pays arabes des extrémismes religieux?
Nous sommes dans la négation de ce que nous sommes culturellement et civilisationnellement. Nous souffrons d’un problème identitaire. Bourguiba était un despote éclairé, il a développé la santé publique, l’éducation, l’infrastructure, et a bataillé pour l’émancipation de la femme, la limitation des naissances dans une politique démographique réussie. En 1956, nous avions la même population que la Syrie, imaginez la Tunisie aujourd’hui avec 23 millions d’habitants. Bourguiba nous a dotés d’atouts fondamentaux parce qu’il ne s’est jamais inféodé dans un camp quelconque ni le camp américain ni le camp soviétique, il s’est intégré dans le camp des Non alignés avec Tito, Abdennacer, Bhuto, Soharto, etc.
Bourguiba était très sage, il a voulu éviter ce que les Européens ont fait Patrice Lumumba au Zaïre, lequel a voulu avoir une position gauchiste extrême.
À notre indépendance, Bourguiba a demandé des équipements en armes aux USA, et c’était très sage. Il aurait pu le demander aux Soviétiques, mais il voulait engager les Américains dans sa stratégie de défense, ce sont des armes américaines pour un jeune Etat. Il a toujours su profiter de l’alliance de Farhat Hached avec la CISL.
En tant que politicien stratège, il situe la Tunisie dans le projet de la modernité et des valeurs libérales même quand il a pratiqué le socialisme. Ahmed Ben Salah avait des alliés au niveau de la Social démocratie allemande qui était anti soviétique, des socialistes suédois qui nous ont aidés et des socialistes belges. Tout le parc agricole des années 70 a bénéficié de l’aide belge. Notre équipement en électricité était canadien, les véhicules de la STEG étaient américains.
Bourguiba, en stratège, a édifié un Etat souverain au national et à l’international reconnu par tout les États du monde.
Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui et qui est de nature à menacer la souveraineté des États et leur dimension identitaire?
La souveraineté, avec la globalisation, est devenue très relative, puisqu’elle implique l’intervention de plusieurs acteurs nationaux et internationaux. Aujourd’hui, celui qui veut garder sa souveraineté préserve ses intérêts nationaux, notamment la paix civile, la sécurité énergétique, la sécurité alimentaire, la sécurité en eau, la sécurité dans les produits de santé, la sécurité de ses citoyens et surtout la capacité de se doter de tous les moyens technologiques ainsi que de tout ce qui est intelligence économique, etc.
Alors là vous voyez qu’aujourd’hui la notion de l’ingérence est devenue très ambiguë.
Comment évaluez-vous les équilibres des forces dans le monde aujourd’hui?
Aujourd’hui, nous assistons à un monde d’alliances qui se font et se défont au gré des intérêts des uns et des autres. Je vais reprendre un détour théorique: la politique en général est absurde, parce que le politique prend des décisions immédiates. Toutes les décisions politiques sont des décisions immédiates, elles reflètent l’équilibre des forces. Aujourd’hui, le Qatar veut devenir une puissance grâce à ses moyens financiers. Ce pays, qui souffre de l’exigüité de son espace, veut s’étendre dans l’espace géopolitique, à savoir sur la Libye ou la Tunisie. Cette prétention a été une des aspirations des Habsbourg autrichiens qui voulaient élargir leur sphère d’influence dans l’empire austro-hongrois.
On veut refaire l’histoire du 19ème siècle de l’Europe. La Tunisie est un laboratoire très inapproprié en la matière. C’est un pays mixte, polymorphe, et génétiquement brassé et, bien entendu, rejettera tout organe non compatible.
La neutralisation des Etats se fait aujourd’hui par les finances, je pense que, quelque part, il y a un seuil où le financier, celui qui octroie des dons, réalisera qu’il ne pourra plus assurer. Et puis il y a les illusions de la politique, c’est-à-dire les stratégies d’ensemble, l’exercice du pouvoir par l’Etat et le train de vie des Etats.
Les partis politiques que nous voyons dans l’Assemblée constituante, c’est en partie une nouvelle classe politicienne qui veut se payer de petites délicatesses et en fin de nuit, elles s’offrent des augmentations substantielles de salaires qui ne sont justifiées ni par la productivité, ni par les diplômes, ou même le statut, l’efficience ou l’étique.
Même le salaire obéit à une certaine étique, c’est-à-dire l’équivalence entre les diplômes, l’effort fourni et la récompense. Je suis un universitaire qui a plafonné et qui dépasse de juste peu les deux mille dinars, je travaille tout le temps, et je ne peux être persuadé que ceux qui sont en train d’écrire un texte de rhétorique sur la Constitution peuvent justifier leurs salaires. Je vois mes collègues spécialistes en droit constitutionnel qui sont délaissés. Et pour cause ? S’ils sont associés à l’élaboration de la Constitution, ils vont s’assurer qu’elle est conforme aux normes internationales.
Nous avons un réflexe dans nos pays : nous voulons construire des voitures défaillantes et pas de voitures fabriquées par des ingénieurs dans le respect des standards internationaux en matière de puissance, d’esthétique, de confort interne, sécurité, beauté, etc. Pareil pour nos Constitutions.
À l’international, on défend la thèse d’un islamisme politique éclairée…
Malheureusement, je crains fort que cette idée, elle-même, se soit imposée à la société. Mais je suis optimiste, car les Américains, eux-mêmes, réalisent qu’ils n’ont pas intérêt à créer des groupuscules à la place des Etats officiels qui obéissent au droit internationale et qui sont des partenaires plus fiables, réglementés, et identifiés. Est-ce que l’Europe a intérêt, à créer dans le Sud de la Méditerranée une zone de tension ou d’émigration clandestine, de réseaux transnationaux de trafic de drogue ou de contrebande?
Quant aux jeunes islamistes, ils vivent dans l’imaginaire des grandes conquêtes islamiques et se considèrent comme des conquérants et des moudjahidines pour des projets de chouhadas. Dans leur imaginaire individuel, il y a comme un switcher électrique. Ainsi, dès qu’ils meurent ils sont récompensés par le paradis où ils vont trouver les plus belles femmes du monde et vont réaliser leurs phantasmes sexuels et leurs pulsions, et libérer leur libido. C’est pour cela que la mort n’est pas une signification de la mort souffrance, rupture avec ses proches, etc., mais plutôt un passage à une autre vie qu’ils désirent au plus profond d’eux-mêmes.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là?
Ces jeunes djihadistes reflètent l’échec du système d’enseignement, ils n’ont pas été bien encadrés par leurs enseignants. Ils sont le produit d’un désert culturel, il n’y a pas de maisons de jeunes, il n’y a pas d’activités culturelles et artistiques. Dans les quartiers populaires, la vie est difficile, les jeunes souffrent de la promiscuité, couchent dans la même chambre que leurs sœurs. Ils sont en manque de dignité qu’ils veulent retrouver à travers la promesse du paradis. C’est pour cela qu’il faut leur offrir d’autres alternatives, celles de la vie et non pas de la mort.