L’ANC a donné au gouvernement d’Ali Laârayedh une majorité. Mais les 139 voix «pour» ont été étouffées par la détonation d’un «sans voix». Adel Khadhri, en s’immolant sur l’avenue Bourguiba, a révélé le déficit de solidarité nationale montrant au grand jour le délabrement de notre système de couverture solidaire. Cette immolation descend en flammes le bilan du gouvernement de Hamadi Jebali. L’urgence sociale appelle un changement de cap. Pour prévenir des lendemains de braise, le nouveau gouvernement entendra-t-il le message, afin d’adapter sa feuille de route?
Au moment où le gouvernement Laârayedh cherche à se donner un cap, Adel Khadhri vient mettre le feu aux poudres. Le pays se complait dans l’inertie. Deux ans après l’immolation de Mohamed Bouazizi, l’Etat a fait l’objet d’une mainmise politique mais conserve un système de solidarité sociale, sclérosé. L’offre sociale est restée en son état d’avant. Fatalement, on est loin de l’atteinte des objectifs de la révolution. Il ne faudrait pas que ce 12 mars tourne à un 17 décembre bis. Il est du devoir du nouveau gouvernement de réformer. Il faut agir vite.
Misère d’un système de solidarité de façade
Excédé, épuisé à l’extrême, Adel Khadhri n’en pouvait plus de souffrir des contradictions de notre système social figé, injuste, cynique et non-solidaire. Comme la majorité d’entre nous, il était soutien de famille. Il devait donc assurer. Il a fait la connaissance très tôt de ce qu’est la lutte pour la vie dans un Etat où la solidarité est restée une affaire de surface. Il ne se dérobait pas à son devoir de soutien pour les siens, obligé qu’il était à pallier aux insuffisances de notre système d’allocations pour familles nombreuses.
Sans ressources, il était quand même charitable avec sa fratrie. Il en veut, il voudrait percer. Il ne demandait pas l’assistance mais un espace vital pour s’activer. La société, sourde aux appels des anonymes, le laisse corseté dans sa situation d’impuissance.
Actif, le système le condamne quand même, malheureusement, à la précarité. Malade, il était exclu des soins, car la prise en mains de l’indigence est peu développée. On sait que cela coûte à l’Etat, mais en la matière on ne doit pas compter. A vingt-sept ans, à la force de l’âge, mais hélas sans défense, la société ne peut lui garantir un minimum de revenus. Sans protection, on lui compliquait les conditions d’un «job» de marchand ambulant avec le même cynisme qui a «pourri» la vie à Mohamed Bouazizi. La “débrouille’’, on le sait, ne nourrit pas son homme à la longue.
Sans perspective, il était condamné à vivoter. L’ascenseur social ne viendra pas à son secours. Il n’existe aucune possibilité de formation qui aurait pu lui donner un minimum de qualification professionnelle de survie.
Le tissu d’économie sociale et solidaire est encore balbutiant. Deux ans après la révolution on a le sentiment que Zola a repris du service et qu’on revit l’enfer de Germinal. Faute d’une prise en mains par l’Etat, pilier irremplaçable d’activation de la solidarité, l’existence d’Adel Khadhri s’est transformée en crématorium, réduisant sa vie en cendres.
Des mécanismes d’insertion rigides, inadaptés et inefficients, privent cet «Oliver Twist» du XXIème siècle d’une quelconque passerelle d’inclusion. Chienne de vie qui l’a jeté aux sirènes du désespoir et de la déraison, le poussant à mettre feu à ses jours.
Il se trouve que son acte soit synchronisé avec la déclaration de politique générale du nouveau gouvernement. Au moment où la tragédie se déroulait, Ali Laârayedh égrenait ses quatre priorités. Hé bien, Adel Khadheri est venu rappeler qu’il manquait une cinquième. Oui, l’urgence sociale a été laissée dans l’ombre. Il y a un impératif immédiat à étendre le champ de la solidarité sans lequel les démons de l’injustice sociale, insupportable, inhumaine, pourraient refaire convulser le pays.
L’amère expérience du parlementarisme et de son corollaire, l’immobilisme économique
Huit mois durant, le pays a vécu dans l’attente d’un changement de gouvernement. Une parenthèse de huit précieux mois, dans l’immobilisme total, alors que le pays profond avait tant besoin de décrocher et vite. Tout ce temps qu’on aurait pu mettre à profit pour soulager les sans logis, les sans espoir, les damnés de la croissance.
Le gouvernement de Hamadi Jebali a fait fausse route. Il voulait prendre possession de l’appareil de l’Etat. C’est peut-être à cela que se limitait son contrat. Parce qu’en matière économique, il a laissé un champ de ruines. C’est un résultat tout à fait en harmonie avec le plus «grand des gouvernements de l’histoire» comme aimait à le qualifier Rafik Abdessalem.
Les records sont affligeants: une cascade de dégradations du rating souverain qui culmine avec le déclassement de cinq de nos plus grandes banques, la dépréciation du dinar, l’emballement de la dette et l’inflation.
Cent mille emplois créés? On ne va pas faire dans le nihilisme statistique, mais que n’a-t-il affronté le bon peuple à Sidi Bouzid lors du deuxième anniversaire de la révolution avec un score si éloquent?
Le nouveau gouvernement, pour la durée des neuf prochains mois, ne peut gaspiller ses munitions à vouloir courir plusieurs lièvres à la fois et à nous bercer d’illusions. Adel Khadhri lui a fourni une feuille de route: s’attaquer aux archaïsmes du système de solidarité qui mine la société tunisienne afin de ne pas exaspérer le bon peuple.
Le retour de la croissance forte n’est pas pour tout de suite et le FMI nous l’a bien signifié. Ne nous trompons pas de guerre. Le clivage politique est déjà consommé. Il ne faut pas nous reproduire la même catastrophe en faisant imploser le champ économique. On avait une Tunisie à deux vitesses. Il ne faut pas rajouter un troisième compartiment pour les laissés-pour-compte et abandonnés à eux-mêmes.