Cela fait un peu plus de 2 années que le dossier des hommes d’affaires attaqués dans des affaires de corruption, à tort ou à raison, restent en suspens. «Aucun chiffre définitif sur les interdits de circulation, aucune idée sur la nature des affaires ou le degré d’implication des personnes incriminées, et aucune volonté de la part des autorités publiques de clore un dossier qui ne prend pas seulement en otage les opérateurs concernés mais aussi la Tunisie», estime Béchir Boujday de l’UTICA.
Et en l’absence de véritables décisions émanant de d’Etat lui-même, ce sont les initiatives personnelles qui prennent le pas, telle que celle de Kais Saied, constitutionnaliste, qui propose que «les hommes d’affaires prennent en charge des projets de développement dans les régions déshéritées de l’intérieur».
Mais sous quelles conditions? En investissant non pas dans des projets créateurs de richesses et de valeurs ajoutées mais en se substituant à l’Etat pour construire les infrastructures et des projets d’utilité publique. Le quitus ne sera accordé aux artisans de ces projets qu’au bout de dix ans. C’est dire qu’un jugement issu d’un tribunal pourrait mieux leur rendre justice. Car il n’est pas dit que toutes ces personnes, parmi lesquelles il y en a qui sont jugées sur de simples présomptions, sont coupables.
Kais Saied a même avancé le chiffre de 13 milliards de dinars de capitaux qui ont été détournés. D’où tient-il cette information et dans le cas où elle s’avèrerait juste, quelle relation entre ceux qui ont fui à l’étranger emportant avec eux autant de fonds et ceux qui ont choisi de rester en Tunisie et se soumettre à la justice du pays?
«Si l’on applique le principe de la réconciliation avec les hommes d’affaires en les chargeant du développement économique et social des régions défavorisées, la Tunisie deviendra un grand chantier à ciel ouvert», affirme Kais Saied. Belle entreprise si ce n’est que lui, n’est pas un économiste et qu’il ne peut prétendre maîtriser la thématique de l’investissement et de la création de la valeur et de l’emploi, mieux que les entrepreneurs eux-mêmes ou l’Etat.
A ce jour, personne dans notre pays ne connaît les véritables raisons derrière la série de procès intentés à l’encontre de nombre d’hommes d’affaires ni pourquoi ils ont touché certains plutôt que d’autres. Car qui ne sait pas que des milliers d’opérateurs privés ont été sollicités par la famille régnante ou ont dû être obligés à se plier à certaines contraintes pour pouvoir assurer?
Aujourd’hui que les impératifs de la “légitimité révolutionnaire” ne sont plus aux devants des priorités économiques et sociales, il serait peut-être judicieux de s’attaquer aux dossiers en suspens en faisant valoir le droit et la justice. Car le flou et la confusion entretenus pernicieusement depuis l’arrivée de la Troïka au pouvoir risquent de mener à une autre forme de corruption, celle de traiter les dossiers au cas par cas selon le degré d’allégeance au pouvoir en place. C’est ce que d’ailleurs n’a pas manqué de faire remarquer Kais Saied.
Moralité de l’histoire, tant que ce ne sont pas des institutions souveraines et indépendantes qui s’attaquent en toute objectivité aux dossiers des hommes d’affaires interdits de passeports et dont les biens sont gelés ou confisqués, les risques de manipulation, de spéculation et même de racket restent à l’ordre du jour.
Pourquoi pas une “taxe révolutionnaire“ tant que nous y sommes?
Que veut le gouvernement? Une justice transparente et crédible? Une économie qui redémarre? Des investisseurs qui reprennent confiance? Ou une communauté d’affaires traitée comme un paria, insultée de toutes parts comme si tous ceux qui réussissent leurs vies d’entrepreneurs étaient des voleurs. «Au début, on nous parlait de 2.000 hommes d’affaires impliqués, ensuite le nombre est descendu à 800, 500, puis 400, et aux dernières nouvelles, il se situerait entre 70 et 80 personnes. Nous n’avons aucune précision, ni sur le nombre, la nature des malversations ou des délits. Ont-ils été perpétrés avec des personnes physiques? Morales? Avec l’Etat? Nous avions à l’époque demandé à l’ancien ministre de la Justice, Noureddine El Bhiri, de nous remettre ces informations en tant qu’UTICA, il nous l’avait promis devant le chef du gouvernement démissionnaire, Hamadi Jebali, mais sa promesse est restée lettre morte. Comment veut-on faire redémarrer une économie lorsque les créateurs de richesses ne vivent plus en confiance, et ne se fient plus à l’institution de la justice? Comment veut-on que nous investissions lorsqu’on nous traite tous de contrebandiers? En Tunisie, il y a toujours eu des solutions à l’amiable lorsqu’il y a infraction, encore faut-il traiter toutes les affaires en suspens avec toute la transparence requise dans un pays qui se veut garant du droit, de la justice et de la loi», indique Béchir Boujday.
Dans un souci de mettre fin aux représailles dont ils ne cessent de faire l’objet, certains hommes d’affaires qui vont de procès en procès avec nombre de dossiers vides, «mais volonté politique oblige», invoquent l’instauration d’une “taxe révolutionnaire“ qui peut être calculée sur la base des bénéfices engrangés par ces groupes ou entrepreneurs lors de contrats ou de projets réalisés avec l’Etat.
Rappelons pour l’histoire que la liste des hommes d’affaires établie tout au début de la révolution par le premier gouvernement Ghannouchi a été répertoriée à l’aveugle dans le présumé objectif de calmer la colère d’une population aux abois. La seule légitimité qu’on lui avait donnée, alors, était la légitimité révolutionnaire. Malheureusement, ceux-là même qui avaient fixé les noms des personnes se trouvant sur la liste faisaient partie de l’ancien régime, et nombre d’entre eux avaient profité de la délicatesse de la phase pour régler leurs propres comptes avec leurs rivaux politiques ou dans les milieux des affaires.
Aujourd’hui, le climat des affaires reste incertain, les perspectives politiques vagues et indéfinies, les désirs de vengeance, les règlements de compte toujours d’actualité, et la sécurité n’est pas encore rétablie. Ajouter à cela des procès qui traînent en longueur laissant les investisseurs potentiels hésitants, les partenaires économiques étrangers suspicieux et soupçonneux quant à la capacité de leurs homologues tunisiens d’honorer leurs engagements.
«Comment voulez-vous qu’un étranger puisse avoir confiance en un site qui met au pilori ses propres créateurs de richesses? Comment permettre qu’un homme d’affaires qui gère des projets qui coûtent des milliards de dinars soit interdit de voyage, quelle idée donnons-nous de la Tunisie?», s’est récemment interrogé Ahmed Bennour, ancien secrétaire d’Etat et résident en France.
Il est malheureux que le maccarthisme, épisode noir de l’histoire américaine contemporaine, ait autant d’édiles dans cette Tunisie post révolutionnaire. Avec toutefois, une différence : aux USA, McCarthy s’attaquait à tous ceux et celles qu’il soupçonnait de défendre le socialisme, alors la peur rouge tunisienne est, elle, suscitée à l’encontre de ceux qui créent les richesses et l’emploi. Faute de vouloir renforcer les institutions et d’améliorer les lois pour lutter contre les malversations et la corruption, on s’attaque uniquement aux personnes, or en matière de corruption, dès que nous abattons la première ligne, la deuxième et troisième montent tout de suite au créneau… Les chevaliers de l’apocalypse y ont-ils pensé?