Le week-end dernier, des habitants ont été attaqués chez eux par des «salafistes», à Jebel El Khaoui près de la forêt de Gammarth, à la poursuite de jeunes buveurs d’alcool. 4 personnes ont été blessées dont une a subi une fracture.
Depuis des mois, pareils incidents se sont multipliés. Des radicalistes islamistes ont incendié divers débits d’alcool, brûlé un hôtel-taverne à Sbeitla et Kélibia, ont passé à tabac des buveurs et autres commerçants d’alcool… Ces incidents sont-ils isolés, juste un fait divers ou une tendance qui se confirme au fil des mois?
Même s’il est difficile de répondre d’une façon tranchée, vu qu’aucune restriction sur les boissons alcoolisées n’a été enregistrée en Tunisie, il n’en reste pas moins vrai que la politique du gouvernement présente l’alcool comme le fléau social par excellence, et cela a de nombreux effets.
Maher B est agent de voyages et il ne fait aucun doute pour lui qu’une sorte d’intimidation par la moralisation est bel et bien en marche dans le pays. Il ne s’étonne pas du tout que pareils agissements se multiplient au vu de l’impunité avec laquelle agissent quelques groupes extrémistes et minoritaires qui font du bruit et beaucoup de mal à la destination touristique et au mode de vie des gens. Il explique: «Les radicaux islamistes s’attaquent aux libertés au nom d’une morale et d’un dieu qui ne leur a rien demandé. Ces dépassements durent depuis pas mal de temps et se propagent au fil des mois. A Kerkennah, on ne sert plus d’alcool… De façon générale, les clients sont sur la défensive et certains commerçants ont peur qu’on leur casse leurs commerces…».
Un constat que partage Fadhel C, gérant dans un restaurant à Hammamet Yasmine. Il confirme que les buveurs d’alcool sont plus réticents à s’afficher aux terrasses des restaurants.
Kamel G, tenait un «Beach Club» à Hammamet aussi. Ses anciens clients lui téléphonent sans arrêt à la recherche d’un endroit discret pour être servi sans être vu. Désormais, il ne fait pas bon être vu avec un verre à la main.
L’«exception tunisienne», boire sans se cacher dans certains quartiers, serait-elle en train de disparaître? Depuis le 14 janvier et surtout l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir, il ne fait plus aucun doute que la consommation d’alcool se fait de plus en plus discrète.
Pourtant, à voir du côté des chiffres, la réalité semble différente. Clairement, l’alcool coule à flots dans le pays. En gros, la Tunisie n’a jamais autant bu. On estime à 200 millions de litres la consommation de bière et à 60 millions de litres celle du vin. Un pic qui s’explique par le relâchement sécuritaire et l’expansion du circuit de distribution grâce à la multiplication des points de vente illégaux.
A titre indicatif, la SFBT, principal fournisseur de bière du pays, n’en finit pas de produire et tous ses chiffres sont à la hausse. Selon les indicateurs d’activité trimestriels de la société arrêtés à fin décembre 2012, le chiffre d’affaires annuel de ladite entreprise a progressé de 21,6% pour atteindre 292,187 millions de dinars contre 240,257 millions de dinars à la même date en 2011. Cette progression est due essentiellement à l’accroissement des ventes locales de bière qui sont passées de 77 millions de dinars à 91 millions de dinars, soit une hausse de 18%. Certains diront que ce sont les fuites vers les pays voisins qui en sont responsables. Les autorités passent et communiquent en boucle sur des saisies d’alcool de contrebande en destination de la Libye ou l’Algérie.
Dans les hypermarchés, les rayons des boissons alcoolisées et surtout des vins sont toujours aussi bien achalandés. Dans les zones touristiques du pays, les hôtels et restaurants servent de l’alcool et ceux qui le veulent sont libres d’en consommer.
A ce jour, aucun retrait d’autorisation d’alcool n’a été fait. Certains restaurants de Tunis sont pleins à craquer et des soirées arrosées se tiennent toujours aussi nombreuses et fréquentées.
Au lendemain du 14 janvier, beaucoup de restaurants qui souffraient des refus des licences d’alcool se sont vus attribuer leurs autorisations. Pendant de nombreuses années, ceux-ci étaient la chasse-gardée des proches du pouvoir de Ben Ali.
«S’il ne fait aucun doute qu’on à jamais autant cherché à se divertir pour se soulager du stress ambiant qu’en ce moment…», comme le dit une charmante restauratrice, il n’en reste pas moins vrai que les budgets, au vu de la cherté de la vie, sont de plus en plus justes et s’offrent alors deux options aux amateurs : celle de boire plus pour noyer leur chagrin ou boire beaucoup moins pour faire des économies.
Car les prix de l’alcool flambent. L’Assemblée nationale constituante (ANC) a approuvé un article de loi de finances augmentant le prix du vin et des boissons alcoolisées en Tunisie. La mesure permet selon le ministère des finances, de mobiliser 170 millions de dinars pour le budget général de l’Etat 2013 fixé à 26 milliards de dinars. Les ressources provenant d’une hausse de la taxe sur la consommation des boisons alcoolisées iront à la trésorerie de l’Etat alors que certains députés de l’ANC estiment que les ressources provenant de la vente des boissons alcoolisées sont “haram”.
Le «hallal» et le «haram» sont précisément les armes qu’utilisent ceux qui mettent l’alcool prioritairement dans leur collimateur. Si les autorités ont décidé de ne plus servir d’alcool sur les vols de Tunisair durant ramadhan, ce sont les radicalistes qui se mettent en tête de mener vers le droit chemin “les mécréants“ dont les buveurs!
Il y a bien entendu parmi eux une frange qui terrorise les populations pour faire du business. Outre celui de la religion, ils ont trouvé dans la vente de la drogue, qui n’est pas interdite par l’islam, un bon filon pour gagner beaucoup d’argent.
Cela fait des mois que des incidents visant des commerces d’alcool éclatent ici et là. Toujours le même scénario, des menaces, des attaques, des saccages quand ils ne mettent pas carrément le feu aux lieux qui en commercent.
En mai 2012, des inconnus ont tenté d’incendier un magasin qui vend les boissons alcoolisées à Mahdia situé dans le plus important bâtiment de la capitale fatimide. Avant cela différents actes de vandalisme ont eu lieu à Sidi Bouzid, où en septembre 2012, l’hôtel Horchani a été détruit. Idem pour un hôtel à Kélibia, saccagé il y a quelques mois. Avant cela, c’était au tour de l’hôtel Smithus d’être incendié (mai 2012), sans citer les petits commerces dont les propriétaires font l’objet d’intimidations. Certains renoncent alors à la vente d’alcool de leur propre gré, qui par conviction, qui par peur.
Ces incidents ne sont pas isolés. Ils s’inscrivent dans une campagne de violence orchestrée qui a balayé sur son passage des artistes, des journalistes, des femmes… Tambour battant, une secte présente désormais sa propre vision de la Tunisie. Une minorité bruyante qui cherche à imposer sa façon de vivre et contre laquelle s’organise la résistance dans la passivité d’un état qui, débordé, peine à classer ses priorités.
Pour l’heure, une seule chose est sûre. Ces incidents à répétition portent un coup fatal au tourisme et au mode de vie des Tunisiens. Qu’est-ce que ces actes livrent comme messages dans un pays traditionnellement touristique et ouvert? Comment lutter pour apprendre aux Tunisien à boire moins et mieux? Car il est connu que la répression et la peur sont loin d’être la voie royale à la sagesse pour ceux qui considèrent «in vino veritas».