La semaine dernière, l’entreprise ”Les Vignerons de Carthage” (ex UCCV) a été fortement chahutée par l’annonce du ministre de l’Agriculture, Mohamed Ben Salem, de limoger le directeur général et de dissoudre le Conseil d’administration de la société. Solidaires de leur entreprise, les 402 employés ont décidé d’entamer une grève en guise de protestations. Bien qu’ils aient repris le travail depuis, ils ne comprennent toujours pas pourquoi et au nom de quoi le gouvernement s’immisce-t-il dans la vie et la gestion de l’entreprise.
Enquête
En effet, au cours d’un point de presse qui a eu lieu la semaine dernière, le ministre de l’Agriculture a évoqué plusieurs dossiers de corruption et de mauvaise gestion, dont un prêt non justifié de 64.000 dinars, le salaire hors grille des salaires des entreprises publiques du directeur général et un endettement qui justifient, selon lui, ces mesures.
Sauf que le ministère de l’Agriculture siège en tant qu’observateur dans le Conseil d’Administration (CA), avec un représentant du ministère des Finances, et aurait pu donc interférer autrement et bien avant cette offensive qui pousse à se demander si une telle détérioration des rapports est due à une mauvaise communication, à une lutte de pouvoirs ou à une volonté “de mettre à mort“ un secteur pas forcément très «moral» par les temps qui courent. Des deux parties qui s’opposent, qui doit mettre de l’eau dans son vin?
Leith Ben Becher est président du Syndicat des agriculteurs de Tunisie. Il explique que l’Etat à un droit de tutelle sur les organismes coopératifs et que son autorité doit préserver l’intérêt général des coopérateurs et la poursuite de la mission économique et sociale qui est dévolue à ces organismes. Ceci dit, il estime que «cette tutelle doit être strictement encadrée par les textes, afin qu’elle ne se transforme pas en droit d’ingérence permanent, ce qui est malheureusement souvent le cas. In fine, la tutelle qui a une compétence de contrôle a posteriori de la légalité des actes d’une entreprise agricole ne doit pas devenir un prétexte à l’acharnement de tel ministre ou de tel fonctionnaire zélé».
Solidaire de l’UCCV, le Syndicat estime que l’annonce publique faite par le ministre Ben Salem, alors qu’une procédure judiciaire est en cours et qu’aucune des procédures administratives prévues par la loi du 18 octobre 2005 sur les sociétés mutuelles n’a été respectée, «jette le discrédit sur l’ensemble d’une entreprise agricole qui est l’un des fleurons du système coopératif tunisien».
Mais comment vont les choses du côté de Jebel Jelloud», siège de l’UCCV qui fête cette année ses 45 ans d’existence? Elles vont nettement mieux que ce que veut faire croire le gouvernement, bien que ceux qui connaissent parfaitement l’historique de l’entreprise affirment que, depuis 1964, tous ceux qui l’ont dirigée ont eu des déboires et problèmes avec les services de contrôle de l’Etat. On murmure qu’aucun des dirigeants n’a quitté l’Union sans dégâts: mort, démissions, prisons… L’entreprise, dit-on, porte la poisse!
L’UCCV redevient la locomotive…
Toujours est-il que jusqu’en 2002, l’entreprise traînait une casserole de 40 millions de dinars et enregistrait des pertes estimées à 13 millions de dinars. Elle perdait 34% de son capital et coulait peu à peu avec les 1.500 agriculteurs qui la composaient. Le prix de vente de la vigne de cuve traînait péniblement autour de 0,300/dinar le kilogramme, ce qui était bien loin de couvrir les coûts de production, et allait fatalement mener à tuer la filière après en avoir impacté férocement la qualité et réduit la compétitivité et réputation.
Suite aux différentes crises qu’a connues le secteur, des arrachages de vignes de cuve ont été faites. A titre d’exemple, dans la région de Kélibia, environ 1.400 ha de muscat d’Alexandrie ont été “détruits” en l’espace de 15 ans. La cave de Kélibia produisait 45.000 hectolitres en 1973, elle n’en produit aujourd’hui que 1.200 hectolitres dont 80% proviennent du Domaine de “Clipéa” jouxtant la cave.
L’UCCV allait donc au devant d’une catastrophe qui n’a pas eu lieu puisqu’elle affiche, depuis la nomination de l’œnologue Belgacen Dkhilli, des résultats positifs. L’entreprise met sur pied un programme de développement et de mise à niveau, puis s’est rebaptisée «Vignerons de Carthage», démultiplie les produits, exporte aux quatre coins du monde et gagne des médailles aux concours internationaux.
Elle devient ainsi la locomotive de tout le secteur qui a repris du poil de la bête avec notamment la création des SMVDA (objet de plusieurs passe-droits) et la mise sur pied de plusieurs nouveaux vignobles dont la SICOB qui a progressé, en l’espace de 15 ans, de 10.000 à 70.000 hectolitres sur le marché local, et de Castel qui produit aussi du vin mais règne en maître absolu sur la production de la bière dont la consommation nationale a flambé au détriment de celle du vin.
Quid du litige actuel?
Mais avant d’en arriver là, il a fallu nettoyer, mettre à niveau, restructurer… D’où l’origine du litige actuel.
Car, contre toute attente, l’affaire qui oppose le ministère de l’Agriculture à l’UCCV remonte à 2002, c’est-à-dire avant l’arrivée de Belgacem Dkhilli qui découvre que certains actionnaires ont créé une société pour commercialiser les produits de la Société avec des marges énormes et des contrats d’exclusivité.
L’affaire finit entre les mains de la justice et les inculpés d’abus de biens sociaux écopent de 5 ans de prison au pénal. Soutenus par Leila Ben Ali, l’affaire est vite étouffée, et les inculpés, proches de l’UTAP et de certains cercles de pouvoirs, sont même reçus par l’ancien président Zine Ben Ali. En cassation, l’affaire est tranchée en une semaine et, depuis, les principaux protagonistes n’ont plus qu’une idée, mettre en vrille la compagnie et son équipe dirigeante.
L’affaire de “Bir Dressen”
L’affaire connaît plusieurs rounds dont les principaux se passent entre 2007/2008 et autour de la coopérative de «Bir Dressen «dont la production passe étrangement de 25 tonnes à 225 tonnes en devenant avide en argent, engrais, médicaments, plants qui finissent par être vendus au marché noir et au prix fort”, nous dit-on.
Le «miracle» intrigue l’UCCV et le litige enfle. Bir Dressen porte plainte contre l’UCCV au ministère de l’Agriculture qui ordonne, contre toute attente, une inspection. Derrière ce vignoble se cacherait la moitié de l’équipe démasquée de la fraude d’abus de biens sociaux débusquée. L’escalade continue, et au terme de deux plaintes, 3 experts judicaires déclarent en décembre 2012 qu’aucun délit ni aucune malversation ne sont valables. Le directeur général de l’UCCV fut interdit de voyages puis arrêté avant d’être relaxé.
C’est en fait une nouvelle plainte qui est déposée dans une autre juridiction que celle de Tunis II qui se cache derrière l’actualité récente. Wael Ben Yahia, directeur de Bir Dressen, porte plainte à nouveau contre l’UCCV et son directeur général. Selon l’avocat de l’UCCV, Ben Yahia va jusqu’à mettre sur son profil Facebook une copie d’un échange de courrier entre le ministère de l’Agriculture et celui des Finances dans lequel le premier annonce la dissolution du Conseil d’Administration. Un document confidentiel et qui ne peut tomber accidentellement entre les mains du plaignant. Un document que n’a encore pas reçu l’UCCV.
Le comble de l’affaire, c’est qu’à ce jour aucune démarche officielle n’a été entreprise auprès de l’entreprise. Visiblement, les griefs qui sont reprochés à l’entreprise ne convainquent pas le tribunal de Grombalia qui défère à nouveau le dossier à Tunis II où elle a été classée. Une instruction est cependant en cours.
Suite à quelques vérifications, le prêt que dénonce le ministre de l’Agriculture est de 88.000 dinars et non de 64.000. Il s’agit d’un prêt «habituel» à un des adhérents de la coopérative dont le vignoble se trouve à Mornag. Quant au salaire du directeur général, il est du ressort du Conseil d’Administration. De par son statut, l’entreprise n’est pas publique et n’a donc pas à appliquer la grille des salaires de la fonction publique, affirme-t-on.
En ce qui concerne les pertes, les «Vignerons de Carthage» ont affiché des bénéfices de 6,8 millions de dinars au titre de l’exercice 2012.
Plusieurs interrogations…
Mais où se trouve donc le problème? Pourquoi une telle tempête a-t-elle été provoquée? Que vise-t-on derrière cette attaque? De toutes les entreprises, est-ce un hasard de choisir celle qui opère dans le secteur de la viniculture? Avec tous les dossiers de corruption, pourquoi la priorité serait-elle donnée à une entreprise qui se porte plus ou moins mieux que des centaines d’autres?
Ahmed Kaddour est œnologue et connaît bien le secteur. Il estime que cette enquête est «dirigée et diligentée d’une manière tout à fait particulière. On accuse suivant des préjugés, on ne tient pas compte des décisions du Conseil d’Administration qui a approuvé la marche de la gestion et la gestion. Les dettes de 30 millions de dinars (taxations et pénalités dont le secteur privé a été exemptées) sont épongées, et là on s’acharne encore et comme toujours sur l’Union. Qui d’autre que le petit adhérent va trinquer à la fin? Le niveau technique atteint par les “Vignerons de Carthage” a dépassé largement les frontières tunisiennes. Et pour la 1ère fois, l’Union a récolté des médailles en Or pour ses produits. Pourquoi cet acharnement? En définitif, une bonne partie du secteur viticole va souffrir. L’avenir est remis en question, alors qu’il y a eu des millions de dinars d’investissement ces dernières années avec l’accord des ministères compétents».
Jadis accusée de bradage, de casser le marché et de crouler sous les stocks, l’UCCV rassure. Ses dettes ont été épongées et l’entreprise n’est plus forcément le grand-frère qu’on admirait et détestait autrefois. A l’accusation d’avoir surinvesti, l’entreprise se targue d’avoir sauvé le vignoble tunisien. Elle participe à la promotion de l’image de marque du pays, véhicule une perception performante, plus que jamais, ouverte sur le monde et assoit une stratégie de communication à l’étranger avec l’organisation de journées portes ouvertes, de dégustations, des voyages de presse.
Si certains considèrent que le grand bémol dans toute cette avancée est la rentabilité pour les viticulteurs, le montant du prix d’achat du kilogramme de raisin de cuve a été multiplié par 3. Il est passé à 0,942 dinar le kilogramme.
Hervbé Lalau est journaliste français. Il suit depuis quelques années les pas des vins de Tunisie et se pose de nombreuses questions en cette période de transition et de montée d’un parti islamiste au pouvoir. Sur son site les5duvin.com, il écrit «…Quid de l’avenir?… Le vin n’est bien sûr qu’un petit enjeu, dans ce grand débat (que vit la Tunisie) mais il est un des symboles de l’ouverture du pays et de sa fierté vis-à-vis d’un héritage qui rassemble toutes sortes de périodes historiques… J’espère que la culture de tolérance que partage la grande masse des Tunisiens (ou du moins, c’est ce que j’en ai perçu) l’emportera sur la tentation de l’extrémisme et du repli…».
S’il est trop tôt pour affirmer si l’affaire de l’UCCV est une affaire de gouvernance, de «moralisation» ou de règlements de comptes entre divers protagonistes, il n’en reste pas moins vrai que la politique du gouvernement actuel est assez hostile à l’alcool qu’elle présente comme le fléau social par excellence, et qu’elle surtaxe bien qu’aucune restriction sur les boissons alcoolisées n’ait été enregistrée en Tunisie.
Pour de nombreux observateurs, la vérité est ailleurs. C’est en fait ce jeu malsain entre Ennahdha et les anciens du système de Ben Ali qui est au cœur du problème sur fond de luttes de pouvoirs.
Luttes d’influence entre Ennahdha et Nidaa Tounès…
Un intervenant au ministère de l’Agriculture, qui requiert l’anonymat, apporte l’éclairage suivant : «Le ministre Ben Salem a joué un autre jeu. Il est contre le vin et Belgacem Dkhilli fait partie du Comité central de Nidaa Tounès. Le dossier de l’UCCV remonte à 2009 et le staff du ministère est contre. L’ancien gouverneur de Sfax (ex-DG du GIF) était prétendant au poste de DG de l’UCCV, au moment de la nomination de Belgacem…». Des détails de la petite histoire qui se mêlent à la grande et jalonnent pour celle qui va s’écrire.
Aujourd’hui, pour les initiés, l’UCCV est au cœur de gros enjeux financiers et un gros morceau à couler surtout que, dans le secteur, aucun privé n’a été iniquité. Que l’on veuille couler l’UCCV, comme beaucoup d’autres entreprises, ce n’est un secret pour personne. Mais au profit de qui? Si l’UCCV est miné, ce sont les agriculteurs qui payeront la facture. Le secteur génère 30.000 emplois directs et indirects.
L’Union Centrale des Coopératives Viticoles (UCCV) (www.uccv.com) coiffe plus de 10.000 hectares de vignobles (sur un total de 38.000 hectares) et se dresse comme la plus importante vitrine des vins du pays avec deux-tiers de la production nationale. Premier exportateur de vin tunisien, elle possède 10 caves sur 18 et se hisse dans le top 100 des plus grandes entreprises tunisiennes. Son chiffre d’affaires de 2011 dépasse les 64 millions de dinars (55 millions de dinars en 2006), et l’entreprise a payé à l’Etat 23,5 millions de dinars de taxes.
Le vignoble tunisien produit annuellement entre 300 et 400.000 hectolitres de vin, en croissance de 40% depuis 2002 avec un pic de 600.000 hectolitres en 2007. Elle s’élève à 350.000 hectolitres, soit sept millions de bouteilles en 2009. La consommation annuelle des Tunisiens est de 2,2 litres par habitant.