Tunisie-Economie parallèle : «C’est un fléau qui risque de disloquer définitivement le tissu économique formel du pays» (2/2)

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Plus que la perte d’emplois sûrs et sécurisants, plus que le manque à gagner pour l’Etat en impôts directs ou indirects, l’économie souterraine s’attaque au fondement même du tissu économique menaçant dans leur existence les PME/PMI/TPE qui se trouvent des fois acculées à traiter avec leurs adversaires opérant dans l’économie informelle au risque de disparaître.

Cette économie parallèle, qui échappe au contrôle de l’Etat et qui représente aujourd’hui 40% de l’économie tunisienne. Des emplois, oui, elle en crée informels, ponctuels, risqués et privés de toutes les garanties, qu’il s’agisse de couverture sociale, d’allocations familiales, d’assurance-maladie ou de retraites, ceux qui la dirigent, pour leur part, sont des agents qui ne paieront pas d’impôts sur leurs gains et qui ne se soumettent pas aux règles appliquées aux autres…

Plus d’explications sur une économie dans l’économie par Mourad Hattab expert économique spécialisé dans la gestion des risques.

WMC: Mais aujourd’hui, la contrebande sévit de plus belle…

Mourad Hattab: La contrebande sévit toujours et il faut reconnaître que la crise libyenne a joué un rôle important dans le développement des pratiques criminelles de trafics illicites.

Rappelons à ce propos que, historiquement, 40% des flux transactionnels import/export proviennent de la Libye. Mais le plus grave est ce nouveau phénomène apparu après le 14 janvier 2011 en Tunisie et qui est le punk-down, ce qui veut dire le retrait massif des avoirs bancaires par la clientèle. Le but est de thésauriser une part et recycler l’autre part dans des transactions qui ne peuvent être qualifiées que d’informelles.

A ce titre, la masse monétaire en circulation, celle pompée dans les banques, est passée de 39,9 milliards de dinars à fin décembre 2010 à 46,8 milliards de dinars à fin décembre 2012, selon le bulletin des statistiques financières n°227 publié par la BCT au mois de janvier 2013. Les 6 milliards de dinars retirés en plus sont certainement en circulation dans le contexte informel.

Mieux encore, les avoirs en devises de la Tunisie ont régressé de 13,7 milliards de dinars au terme de 2010 à 10,7 milliards de dinars à la fin de septembre 2012, ce qui n’est pas de bon augure pour le pays.

Comment cela se traduirait-il sur le terrain ?

La situation que je viens de décrire laisse entrevoir la possibilité du développement d’un nouveau marché de change informel florissant pour pourvoir les fonds de roulement nécessaires à l’économie souterraine. La chaîne est bouclée en matière commerciale au départ et dans les domaines financiers au bout du circuit.

Il est aussi important de noter qu’au niveau du trésor de l’Etat, les ressources non fiscales, douanières, en règle générale, n’ont pas dépassé, à fin 2012, les 2.679,2 millions de dinars contre une enveloppe habituelle et globale de 5.070 millions de dinars en 2010.

Quel impact de l’économie parallèle sur l’emploi ? Car à observer le nombre croissant des marchands ambulants, les nouveaux commerces qui ne correspondent en rien aux normes légales et reconnues sans parler des souks disséminés dans toutes les artères de la ville, nous ne pouvons nous empêcher de voir que pour beaucoup, c’est la seule manière d’échapper au chômage…

A titre estimatif, l’économie souterraine, dont les acteurs doivent être qualifiés de criminels économiques, nous fait perdre des dizaines de milliers de postes d’emplois évalués à 20% de la population active. Le phénomène a complètement étouffé la filière artisanale et les petits métiers en créant un tissu entrepreneurial à deux vitesses. Le premier composé des groupes et grandes entreprises (GGE) et le deuxième dominé par des métiers précaires avec une partie de PME/PMI et TPE qui opèrent dans des conditions très difficiles et vivent sur des marges de gain très serrés.

Le secteur informel généralisé favorise la concentration des richesses et l’acceptation de n’importe quelles conditions de travail contre quelques bénéfices sociaux qui ne peuvent en aucun cas être pérennes.

Pensez-vous que la Tunisie a les moyens de résister à cette nouvelle économie qui devient de jour en jour plus forte ?

La Tunisie peut être considérée aujourd’hui comme le pays de tous les risques économiques sectoriels et sociaux. Elle est classée 8/10 sur la cartographie mondiale des risques. Le problème est que les institutions ne communiquent pas entre elles et ne coordonnent pas leurs actions et leurs stratégies. Aucun Etat, aucun gouvernement au monde ne peut lutter contre la criminalité dans un contexte institutionnel décomposé et désorganisé.

La question qui se pose est comment pourrions-nous verrouiller le système de manière à juguler les phénomènes de contrebande et comment réussirions-nous à choisir les meilleures compétences dans les services de douanes, de fisc et de sécurité, des personnes qualifiées qui peuvent assurer la surveillance et le contrôle des opérations frauduleuses et maitrisent les techniques adéquates ?

Nous parlons là du management public d’un fléau destructeur pour l’économie du pays. La règle d’or en la matière est que le mode opérationnel des décideurs publics, sécuritaires et politiques doit se faire en total accord. Si les décisions concernant les hauts intérêts du pays ne sont pas centralisées et surtout étudiées en vue de couper la route à tous ceux qui s’attaquent aux équilibres économiques, comment dans ce cas réussir à les protéger?

Prenons l’exemple des services de contrôle du ministère du Commerce. Les contrôleurs effectuent chaque année 400.000 opérations de contrôle économique. Le nombre des PV ne dépasse pas les 10% malgré les abus et les délits commis par toutes les parties prenantes. Mieux encore, le nombre de requêtes traitées par les services du ministère ne dépasse pas les 5.000.

La gravité de l’économie souterraine devrait préoccuper les décideurs qui ont le devoir et l’obligation de prendre au plus tôt les mesures qui s’imposent, car à ce train-là, elle risque de disloquer définitivement le tissu économique formel du pays.

Comment faire face à ce fléau d’après vous ?

Les experts ne peuvent pas donner des solutions. C’est aux pouvoirs publics de réagir et de mettre fin aux pratiques mafieuses des acteurs de l’économie souterraine en usant des moyens dissuasifs et en renforçant les moyens de surveillance et de contrôle.

Tout un programme social doit être également mis en place pour régulariser la situation des milliers de personnes qui vivent de l’économie souterraine. Une nouvelle organisation doit être mise en place. Les experts, en fait, ne peuvent qu’établir un diagnostic, l’Etat, lui, peut mettre en place les structures adéquates à même de prendre les mesures adaptées à des situations différentes les unes des autres et les traiter chacune dans leur contexte en se dotant des moyens qui s’imposent.

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