Si l’on pouvait concentrer «El Kef» dans un plat, ce serait incontestablement celui de son fameux couscous au «berzguen». Un plat emblématique fait de semoule, de viande cuite au romarin, de fruits secs, de dattes, de beurre traditionnel… Un raffinement incontestable et un festival pour les papilles même les plus sévères. Mais «El Kef» et sa région sont bien plus qu’un couscous qui accueille le printemps. Ils sont indissociables à la table de Jugurtha, à la «Ghribba», à «Sidi Bou Makhlouf», à «Dar El Kouss», au patrimoine chrétien… Ils sont indissociables à l’histoire de la Tunisie et assurément déterminants pour l’avenir à construire.
Trabelsi Abdekader est gouverneur du Kef. Il a pris le temps de comprendre les atouts de sa région et d’être à l’écoute des populations et tente de profiter de sa proximité avec l’Algérie en insufflant les projets qui les attireraient : «Nous avons dans le pipe deux grands “free-shops“ à ouvrir, nous travaillons sur la création d’une zone franche, la construction d’une clinique et ne sommes pas peu fiers de lancer le chantier d’un grosse usine tuniso-serbe d’un investissement de 30 millions de dinars qui va créer entre 700 et 1.000 emplois».
Voilà pour les bonnes nouvelles !
Car à déambuler dans les rues de la ville, c’est la morosité qui est à l’honneur. Le café «Sidi Bou Makhlouf» est vide et le centre d’artisanat dépeuplé. Les artisanes n’ont effectué aucune vente de la journée, pourtant elles y croient et restent confiantes dans l’avenir malgré les menaces qui pèsent contre elles dans une région frappée par le chômage et la précarité. «Nous les livrons les commandes par louage à Tunis», précise Samira, tisseuse. Elle travaille pour des hôtels à Djerba dont elle refait les descentes de lits. «L’artisanat de la région est fortement apprécié. J’emploie 20 femmes et me bats pour préserver le droit des tunisiennes. Les miens autant que ceux de ma fille. Pensez-vous que mon mari puisse se passer de mon travail et de ma participation au foyer? Je gagne ma vie trois fois plus que lui. Il ne peut me demander de cesser de travailler et quand bien même il le ferait, je ne m’exécuterais pas!»
Dans la ville, le cirque qui s’est installé mais ne parvient pas non plus à apporter la bonne humeur ni aux jeunes ni aux vieux. Pourtant, la visite d’une délégation d’officiels de la capitale met de l’animation dans la vieille ville, et on entend de loin les bruits des tambours, des «bendirs» et des chants.
Le temps d’une visite, les monuments culturels, archéologiques et historiques de la ville s’ouvrent mais la réalité -peu réjouissante- reprend vite le dessus. Le temple des eaux se délabre, le fabuleux site d’«Althiburous» tombe en ruine et pas un touriste n’est en vue malgré les multiples promesses des opérateurs et des pouvoirs publics de faire activer le tourisme culturel depuis la révolution.
Plus de 600 mille dinars ont été alloués à la ville pour son fameux circuit touristique. Une goutte d’eau dans une marre d’urgences. Les 300 mille venants du Tourisme ont été octroyés, et ceux qui incombent à la Culture ne le sont toujours pas.
Ne mâchant pas ses mots, le président de la dynamique Association de Sauvegarde et de Développement de la Médina du Kef, Amar Thligene, ne décolère pas. «Le patrimoine se délabre un peu plus tous les jours devant la démission totale des gens qui en ont la charge. Le ministère de la Culture est totalement démissionnaire? Le temps qu’ils bougent tout sera perdu…»
Le conservateur du musée des Arts et Traditions populaires est désespéré. «Je pars à la retraite dans quelques mois et j’ai en ma possession tout le patrimoine juif du Kef. Je suis fier de la multi religiosité de ma ville et veux que ce patrimoine soit restauré, conservé, respecté… Je veux le remettre en mains propres à qui en prendra soin… Le musée est en train de s’écrouler. Le temple des eaux est en train de tomber pierre par pierre…Il est dans un piteux état!»
En fait, tout est dans un état plus que piteux! «Même quand nous faisons des efforts pour animer la ville, préserver l’existant, redonner de l’espoir, nous nous fracassons contre des médias qui nous ignorent», dit Leila, journaliste à Radio Kef. «Nous sommes des oubliés du temps, du développement, des medias… La marginalisation a eu la peau de tout! Voir le festival de “Mayou“ hissé au rang des festivals internationaux est-ce trop demander? Alors que les médias étaient concentrés par le dimanche noir de Kairouan et de Hay Ettadhamen et les évènements avec les salafistes, plus de 1.000 jeunes dansaient dans les rues du Kef. C’est ça aussi la Tunisie, seulement personne n’en parle!»
S’il ne fait aucun doute que le Kef est une région qui se caractérise par une infrastructure de base moderne qui répond aux exigences d’un pôle agricole moderne et diversifié, d’un pôle industriel basé sur les secteurs porteurs de la région, notamment les industries agroalimentaires, les industries des substances utiles et minières ainsi que les produits forestiers et d’un pôle de services valorisant le potentiel touristique, les richesses archéologiques, géologiques, thermales et environnementales ainsi que le patrimoine culturel de la région dans le but de d’assurer une qualité de vie meilleure pour les citoyens, dans le cadre d’un développement durable, pour le moment le désespoir s’installe et la colère monte.
Alors que les investisseurs se font rares, ce ne sont pas les idées qui manquent. Ahmed est originaire de Jerissa. Il est guide et défend becs et ongles la reconversion des mines en un projet touristique qui apporterait un atout différentiel par rapport aux autres régions du pays. Un peu plus tard, c’est un ingénieur à la tête d’un cabinet d’études qui bataille pour faire entendre un certain nombre de revendications dont un petit aéroport, la classement des sites au patrimoine de l’Unesco, l’amélioration de l’infrastructure, la mise en place du gaz de ville qui passe à 30 kms et dont la ville ne bénéficie pas…
Un fait est sur la liste des demandes et aussi longue que celle des propositions. Aux dernières nouvelles, seul le gaz a trouvé son chemin. Il passera dans toute la ville d’ici 2015. Pour le reste il va falloir encore attendre… Combien de temps?