Nos politiques seraient-ils aveugles? Sourds? Ou carrément autistes pour ne pas voir, lire et traduire les signaux pourtant clairs d’un virage amorcé et avéré quant à l’appui apporté par les grandes puissances occidentales tout comme les bailleurs de fonds du Golfe arabe à ce qu’on appelle communément l’islam politique? Refuseraient-ils de voir l’évidence parce que convaincus de l’importance de l’islam politique représenté en Tunisie par le parti Ennahdha, une branche de la confrérie internationale des Frères musulmans, ou parce qu’ils ont été trop compromis dans des engagements avec leur chef de file Rached Ghannouchi?
L’exemple tunisien est inédit en la matière, car c’est le seul pays de par le monde gouverné aujourd’hui par les Frères musulmans alors qu’il est de loin le pays arabe le plus occidentalisé. Plus encore, le régime islamiste serait appuyé par les «démocrates» à l’instar de Néjib Chebbi et de certains destouriens reconvertis en nahdhaouis.
Objectif : le consensus. Un consensus serait-il possible, réaliste et réalisable pour éviter un remake tunisien du scénario égyptien?
Réponse dans l’entretien ci-après avec Alaya Allani, professeur en histoire contemporaine à l’Université de La Manouba et spécialiste des mouvements islamistes.
WMC : Pensez-vous que le scénario égyptien pourrait être valable en Tunisie comme ce fut le cas pour le soulèvement tunisien du 14 janvier rapidement suivi par les autres pays de la région?
Alaya Allani : Nous ne pouvons nier l’impact de ce qui s’est passé en Egypte sur la Tunisie qui est inévitable et qui ne saurait tarder. Toutefois, il y a des éléments valables et d’autres inadaptés au contexte tunisien.
Sur le plan du fond, il y a des points communs dont le fait que les régimes tunisien et égyptien appartiennent à la même école, celle des Frères musulmans.
Sur celui de la forme, il y a des différences. La question qui se pose à ce propos est comment agir devant un tel changement? Les Egyptiens ont choisi le chemin de la contestation, des marches, des manifestations, des sit-in et parfois des confrontations avec le pouvoir parce que la rupture était pratiquement consommée entre l’opposition et le gouvernement égyptien composé dans sa grande majorité par «Al Ikhouans», tandis que les contradictions entre les nahdhaouis et les opposants en Tunisie n’ont pas atteint le stade de la rupture. Il n’empêche, il y a bien un fossé qui ne cesse de se creuser et surtout ces dernières semaines lorsque Ennahdha a tenu à faire passer la loi d’exclusion politique et à refuser la dissolution des LPR (Ligues de protection de la révolution).
Il y aura incessamment un changement en Tunisie, je ne pourrais prévoir la date exacte mais nous pourrions éviter un scénario de confrontation, si le parti au pouvoir prend en considération les conditions suivantes. Conditions qui répondent au minimum requis pour éviter le clash.
Quelles sont ces conditions?
Elles sont au nombre de 7 et consistent en:
– l’accélération de l’adoption de la constitution, la fixation de la date des élections;
– la prise en considération des observations des experts sur la Constitution sans marchandage;
– la dissolution des Ligues de protection de la révolution, la renonciation et non le report de la loi de l’exclusion politique;
– la révision des nominations dans les grandes administrations, dans les gouvernorats et les délégations faites sur la base de l’appartenance partisane et politique;
– la renonciation à la référence islamique car il s’agit d’un point commun à tous les Tunisiens et ne doit pas être instrumentalisé politiquement;
– la révision et l’audit des associations dites caritatives vue les interrogations et les doutes qui pèsent sur leur financement, leurs programmes et leurs activités;
– la neutralisation définitive des ministères de Souveraineté qui ne semblent pas aussi souverains que cela et surtout le ministère de la Justice au vue de la lenteur observée dans ses prises de décisions et considérer le ministère des Affaires religieuses comme étant un ministère de souveraineté en nommant à sa tête une personnalité compétente et indépendante.
Le mouvement Ennahdha serait bien avisé d’honorer les conditions sus-citées. Je sais qu’il serait difficile de le convaincre d’enlever la référence religieuse de la Constitution mais c’est indispensable pour réaliser une cohabitation ou une entente entre l’opposition et Ennahdha. Il faut quand même s’entendre sur le fait que la référence islamique n’est pas propre à un parti plutôt qu’à un autre et veiller à ce qu’il n’y ait pas de monopole là-dessus ou un usage à des fins politiciennes.
Les formes de contestation de l’opposition ou du peuple au cas où Ennahdha refuserait toute concession seraient-elles les mêmes que celles de l’Egypte d’après vous?
Cette question m’a été déjà posée et on m’a même interpellé quant au nombre de manifestants et au fait qu’il puisse atteindre des chiffres aussi importants que ceux de l’Egypte. J’estime, pour ma part, que chaque pays a des spécificités en la matière et a ses propres méthodes ou outils d’expression. Il ne faut pas se leurrer par la non-sortie des Tunisiens dans les rues dans les mêmes proportions que les Egyptiens. A chaque peuple ses méthodes de contestation. Peut-être que les Tunisiens réagiront par les urnes et seront ainsi plus efficaces…
A condition que dans les urnes tout se fasse dans la transparence et qu’il n’y ait pas manipulation ou fraudes, ce qui n’est pas garanti… Déjà que des doutes commencent à peser sérieusement sur la première opération électorale réputée transparente et à l’origine de cette légitimité tant décriée par ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir?
Ce qui est le plus inquiétant aujourd’hui -et il faudrait peut-être creuser plus à ce propos-, ce sont les nominations dans les administrations centrales et régionales. Ali Larayedh a promis de réviser quelques nominations mais leur nombre est très réduit, d’où le danger sur la prochaine opération électorale. Il y a des craintes sérieuses pour que ces nominations soient à l’origine de falsifications dans les élections. Il faut qu’il y ait une révision totale des nominations mais qui ne se fait pas par le gouvernement seulement mais par toutes les parties concernées, soit les partis d’opposition et des représentants de la société civile.
Beaucoup de prétendus opposants ne se sont pratiquement jamais prononcés quant à l’interventionnisme de par trop fréquent du président d’Ennahdha dans les affaires de l’Etat et pousseraient même le consensus jusqu’à la compromission, ce qui entraîne une confusion chez la classe moyenne tunisienne qui a toujours défendu le modèle de société modéré et tolérant. Pensez-vous qu’ils peuvent faire figures honorables en tant qu’opposants face à un parti aussi organisé que celui d’Ennahdha?
Je trouve qu’Ennahdha a fait une erreur en marginalisant la classe moyenne surtout sur les plans politique et idéologique. Cette classe n’est pas bien représentée sur l’échiquier politique. Nous pouvons classer les partis politiques tunisiens selon qu’ils soient intéressés uniquement par les élections ou tout juste capables de s’engager dans des alliances douteuses.
“D’après les analyses et études, je peux dire sans équivoque que l’islam politique est antidémocratique et la Tunisie risque de rejoindre l’Egypte si Ennahdha ne corrige pas sa copie“.
L’échiquier politique tunisien doit être revu et corrigé. La révolution qui a commencé avec les jeunes et avec des slogans qui n’ont rien avoir avec des problèmes identitaires ou religieux ont été complètement écartés et presqu’éclipsés par la suite. La modernité et la démocratie ne peuvent pas s’adapter à l’islam politique. Pourtant, les valeurs prônées par l’islam en tant que religion correspondent bien aux valeurs universelles d’égalité, de liberté et de justice.
Mais au bout de deux ans d’observation, d’analyses et d’études, je peux dire sans équivoque que l’islam politique est antidémocratique et la Tunisie risque de rejoindre l’Egypte si Ennahdha ne corrige pas sa copie. La confusion entre la religion et le politique ne peuvent en aucun cas engendrer une démocratie.
Nous pouvons à ce propos faire un retour dans l’histoire et voir les mouvements réformateurs du 19ème siècle lorsque Khair-Eddine et Ibnou Abi Dhiaf disaient que la séparation entre les pouvoirs ainsi que la liberté d’expression ne sont pas incompatibles avec l’esprit de l’islam. L’islam politique ne peut s’adapter à la démocratie, les mouvements islamistes tiennent un discours contraire aux valeurs universelles des droits de l’homme, ce qui est contraire avec l’islam réformateur prôné par l’intelligentsia du 19ème siècle.
C’est la différence qui existe entre ces personnes éclairées et ce qui s’est passé en Tunisie après le 14 janvier. Une période dans laquelle on s’était investi à marginaliser l’islam local et importer les doctrines salafistes ou ikhouanistes des Frères musulmans. L’idéologie des Frères et celle des salafistes sont en contradiction totale avec l’esprit de l’islam tunisien pratiqué depuis des siècles.
Pensez-vous que la chute du régime Morsi annonce la fin de l’islam politique?
Je pense personnellement que c’est le début de la fin de l’islam politique. Il a été aboli en Egypte comme expérience dans le pouvoir, la première depuis la création du mouvement des «Ikhouans», il peut réapparaître sous d’autres formes mais tel qu’il a été exercé depuis plus d’une année en Egypte, il est complètement anéanti.
Et que pensez-vous de la position de l’Arabie Saoudite qui a été l’un des premiers pays à avoir applaudi la destitution de Morsi, est-ce pour permettre l’accès du courant salafiste, financé par ses soins au pouvoir?
Les positions de pays du Golfe ont été prises sur la base de considérations politiques beaucoup plus qu’idéologiques. Car l’avènement de l’islam politique représente pour eux une menace certaine sur leurs régimes. Dès le départ, ils avaient déjà une position ferme de refus envers les Frères musulmans. Ces derniers les ont confortés dans leurs postures par leurs incapacités et incompétences dans la gestion des affaires de l’Etat.
Le rôle de l’armée égyptienne a été déterminant dans le soutien du peuple pour la chute de Morsi. Etes-vous pour la version véhiculée par les Frères comme quoi, c’est un complot? En Tunisie, c’est le départ du général Ammar, comment le lisez-vous?
Il y a une signification politique et une autre militaire. Le général Ammar a voulu mettre le doigt sur la faiblesse de la stratégie militaire du pays, en parlant du danger d’une “somalisation de la Tunisie“, les djihadistes étaient installés à Djebel Chambi depuis une année, ce qui revient à dire qu’il y avait un problème de renseignements pratiquement inexistants. Il a parlé lors de sa récente interview sur Attounssia de la nécessité de mettre en place un appareil de RG efficace pour protéger la sécurité nationale et qui doit pouvoir bénéficier d’une logistique lui permettant aussi bien en matière d’accès aux renseignements que bénéficier de plus de moyens. Il a exprimé sa déception de la classe politique qui n’arrive pas à s’entendre sur un agenda aussi bien concernant la Constitution que la date des élections; il a parlé d’une paralysie de l’économie en raison des problèmes sécuritaires et de défaillances dues à l’absence de prises de décisions du gouvernement.
On disait pourtant le général Ammar ami et allié d’Ennahdha…
Je pense qu’après les élections, il y a eu peut-être de la sympathie mais il a pris ses distances. Il a été déçu par l’exercice gouvernemental qu’il a critiqué clairement en remettant en cause les services de renseignements. Il dénonce implicitement la stratégie politique adossée au laxisme des autorités face aux salafistes.
Ne pensez-vous pas que la Tunisie souffre de l’absence d’une intelligentsia et d’un déficit de leadership aussi bien politique que culturel et économique ce qui n’est pas le cas de l’Egypte ?
Je pense qu’il y a un problème crucial, celui de l’absence d’un rajeunissement de la classe politique, ce qui n’est pas le cas dans les autres pays du monde. Aujourd’hui, pour se sortir de la crise actuelle que traverse le pays, il va falloir traiter avec les acteurs actuels (les vieux) mais qui doivent se rallier une partie de la jeunesse tunisienne intéressée par la chose politique.
Le problème du leadership dans l’opposition n’est pas crucial si l’on voit que le seul leader d’Ennahdha est Rached Ghannouchi. Le leadership se forme par la bonne gouvernance. Nous devons accepter une période de cohabitation, et en deuxième lieu accepter de donner la relève aux jeunes.