La République est en danger. Ils sont aussi nombreux à le penser qu’à ne pas y songer du tout. Pourtant, à l’heure où la future Constitution tunisienne est en train de s’écrire, de nombreuses voix de la société civile s’élèvent pour dénoncer ce qu’ils considèrent comme de vraies menaces contre la République. Simples égratignures à surveiller de près, ou des coups de massue à stopper et urgemment? La République est-elle vraiment menacée? Est-elle en perte de repères en plein cœur de la transition? Pessimisme, alarmisme ou délitement du projet collectif alors que le pays traverse sa phase de passage vers la démocratie?
Aujourd’hui, la République est la forme d’Etat la plus répandue dans le monde. Sur 193 pays que compte le système des Nations unies, 136 sont des Républiques, 34 des royaumes ou des sultanats, 3 des principautés et 9 des unions ou fédérations qui peuvent mélanger plusieurs formes d’États.
La Tunisie est devenue une République depuis le 25 juillet 1957, et fête aujourd’hui son 56ème anniversaire. Or, depuis la révolution du 14 janvier 2011, les festivités qui accompagnent cet anniversaire sont bien timides. L’année dernière, les rues n’ont pas été décorées et aucun défilé officiel n’a été organisé pour l’occasion.
Beaucoup de Tunisiens se sont indignés de la «nonchalance gouvernementale» et se sont posés beaucoup de questions sur les raisons de la bouderie d’un tel événement à tel point que cette année un collectif, créé pour l’occasion, a pris les devants.
Composé de plus de 30 associations de défense des droits humains et des mouvements des jeunes, il estime de son devoir de protéger les valeurs de la République, d’en faire un cheval de bataille en mettant au point une campagne médiatique, une levée de drapeau et organisant pour l’occasion une exposition à la Bibliothèque nationale.
Porte-parole du Collectif «Pour une République civile et solidaire», Sana Ben Achour estime que la République est menacée par “les remises en cause du caractère civil de l’Etat qu’introduit par détour l’article 141 qui érige l’Islam en religion d’Etat et en fait une norme intangible”.
Dans un communiqué, la coordination du Collectif alerte sur les dangers d’une telle disposition qui, “se renforçant des innombrables références aux enseignements de l’islam, à ses fins, à l’identité arabo-musulmane et au rôle de l’Etat de servir la religion, ouvre la voie à un Etat théocratique… les valeurs d’égalité et de liberté de la République risquent d’être anéanties par les instances juridictionnelles qui, sous couvert de constitutionnalité, s’érigeront en gardiennes du nouvel ordre islamique».
Par son objectif, cette action espère mobiliser et sensibiliser les citoyens et démontrer les crocs d’une société civile alerte. Son ambition est que flotte un drapeau tunisien sur chaque foyer du pays, du nord au sud du pays.
Cette campagne saura-t-elle parler aux Tunisiens qui sont davantage préoccupés par la cherté de la vie, suffoquent de la canicule et subissent de plein fouet une crise économique et sociale sans précédent?
Continuant son combat, Sana Ben Achour explique à haute voix le désarroi et le refus de nombreux Tunisiens qui ne comprennent pas pourquoi met-on la République en balance. C’est un acquis considérable et la relecture de l’Histoire est nécessaire: «Il faut digérer, respecter et corriger le passé. On ne peut partir ou repartir du néant, et la Tunisie est forte de ses valeurs, or ce sont celles-ci qui sont en question. La République, c’est la civilité de l’Etat. Ce sont des valeurs de liberté, de citoyenneté et d’égalité», dit-elle.
Mais comment ces valeurs se sont-elles traduites pour les Tunisiens par le passé, et dans quels discours, actions et politiques se concrétisent-elles depuis la révolution? Qui se mobilise pour que les Tunisiens se sentent des citoyens à part entière?
Trop longtemps infantilisé par le système en place pendant des décennies, une large majorité des populations a peu de temps à consacrer à devenir citoyen à part entière. Selon les derniers sondages, ils sont plus de 50% à se désintéresser de la chose politique et affichent leur déception quant à la classe dirigeante qui gouverne désormais le pays. Entre les jeunes qui sont restés en marge du pays et de sa reconstruction, le million et demi d’analphabètes et les 25% de la population à vivre en dessous du seuil de pauvreté, qui pense à devenir citoyen? Qui en a l’ambition?
Au lendemain de la révolution et sur fond des campagnes électorales pour la Constituante, les problèmes de l’«identité nationale» ont tenu le haut du pavé, alors que le problème était ailleurs. Bien plus pressé et grave. C’est en fait le moteur de la République qui est aujourd’hui grippé, sans que les solutions apparaissent. Sans que quiconque porte un projet à tout un peuple qui souffre en silence… mais jusqu’à quand?
Alors que des voix éparses s’élèvent pour changer le drapeau ou l’hymne tunisien, il faut aller au cœur du mal. L’égalité pas plus que la justice ne sont les valeurs préférées des Tunisiens. Les libertés quant à elles s’expriment souvent en anarchies et dépassements. Ces valeurs se fracassent dans la réalité d’une société de plus en plus inégalitaire. Inégalité devant le salaire, la région, l’emploi, la religion, le pouvoir ou l’opposition…
Quelle personnalité tunisienne symbolise le mieux la devise de la République? Quelle parti politique se détache du lot et sait parler aux Tunisiens?
Le peuple apparaît comme divisé et épuisé de devoir se mobiliser sur tous les fronts pour constater les dysfonctionnements d’un Etat en faillite et lutter contre les violations des libertés fondamentales et pour l’établissement d’une démocratie. Il est épuisé de ne plus y croire et de ne se voir dans aucun projet de vie ou de société qui lui convienne.
N’est-il pas temps de dénoncer l’hypocrisie générale, les petits calculs d’épiciers, le nouveau vedettariat des politicards et œuvrer contre la déliquescence dans laquelle sombre peu à peu la Tunisie.
Ceux qui agitent le chiffon rouge de l’islamisme radical et ceux qui présentent l’islam comme une solution pour asseoir une République islamique risquent de se faire balayer par la misère rampante, la faim, la colère qui gronde et s’épanouit dans le chômage, la ghettoïsation et se heurte à l’arrogance des nouveaux gouvernants et opposants.
N’est-ce pas cela l’abandon des valeurs voulues par les fondateurs de la République Tunisienne? N’est-ce pas cela la trahison de la révolution dont les exigences étaient “dignité, liberté, justice, travail“ ?