Le 56ème anniversaire de la proclamation de la République le 25 juillet 1957 par l’Assemblée Nationale Constituante avant même l’adoption de la constitution de 1959 constitue une occasion propice pour analyser les valeurs et les principes ayant servi de socle pour l’assise du régime républicain ayant succédé à deux siècles et demi de régime monarchique. Il offre aussi une autre opportunité: celle de mesurer les indices de continuité et de changement qui se dégagent du projet de la constitution en cours de discussion par les membres de l’Assemblée nationale constituante élus le 23 octobre 2011.
Deux étapes et deux dates qui marquent l’histoire moderne de la Tunisie qu’il convient de revisiter tant sont importants les effets de ce choix majeur sur la construction de l’évolution du modèle de société qui nous régit.
En rappelant que la valeur est la perception de ce qui devrait être et qu’elle sert de repère pour les règles de comportement alors que le principe est d’une règle d’action (de ce qui devrait se faire) en se basant sur un jugement de valeur on réalise qu’ils servent de base à ce qui gouverne les rapports entre citoyens et les institutions construites ou à construire.
Dans la situation initiale, celle de l’édification de l’Etat national, la proclamation de la République constitue le meilleur rempart pour consolider l’indépendance, la souveraineté populaire et la construction d’un régime démocratique. Etat libre, indépendant et souverain, la Tunisie a pour religion l’Islam, pour langue l’arabe et pour régime la République. Le référentiel qui s’y rapporte est constitué par un triptyque qui sert de devise et présente une bonne synthèse des nouvelles valeurs: liberté, ordre et justice retenues dans l’article 4 de la constitution de 1959. Cet ordonnancement renvoie à une échelle de priorités qui concilie la liberté avec l’ordre, deux bases philosophiques du constitutionnalisme au centre des écrits de Bodin, Kant, Rousseau et Al Kawakibi. La mise en œuvre de l’une ou l’autre de ces valeurs est intimement liée à la réalisation de la justice vantée par Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes. L’aspiration y est faite à l’instauration d’une démocratie fondée sur la souveraineté du peuple et à la réalisation d’un régime politique stable basé sur la séparation des pouvoirs. Le régime républicain est perçu comme le meilleur protecteur des droits de l’homme et le garant de l’égalité entre les citoyens dans l’exercice des droits et la prise en charge des obligations.
Ce référentiel a été renforcé par la révision constitutionnelle de 2002 qui confie à la République garantie les libertés fondamentales et les droits de l’homme dans leur acception universelle, globale, complémentaire et interdépendante. Elle a introduit également les principes de l’Etat de droit et du pluralisme et œuvre pour la dignité de l’homme et le développement de sa personnalité. L’Etat et la société sont chargés d’ancrer les valeurs de solidarité, d’entraide et de tolérance entre les individus, les groupes et les générations. Les libertés fondamentales (opinion, expression, presse, publication, réunion, associations) y sont garanties et s’exercent dans les conditions prévues par la loi. La garantie du droit syndical est également retenue. Les partis politiques introduits pour la première fois dans la constitution sont chargés de contribuer à l’encadrement des citoyens pour organiser la participation politique.
Surtout ils sont obligés de respecter la souveraineté du peuple, les valeurs de la République, les droits de l’homme et les principes relatifs au statut personnel relevés au rang constitutionnel.
De ces valeurs et principes l’histoire retiendra une application toute relative et des résultats contrastés avec des zones d’ombre et de lumière. Sous Bourguiba puis Ben Ali, les acquis incontestables (édification de l’Etat national, choix stratégique de la modernité, éducation, santé, statut personnel, progrès économique) n’ont pas masqué les dérives autoritaires, la personnalisation du pouvoir, le déséquilibre des pouvoirs, les révisions constitutionnelles ciblées et sur mesure (présidence à vie, déplafonnement de l’âge de candidature à la présidence.) sans oublier les atteintes aux droits de l’homme ainsi que l’instrumentalisation de la justice et l’aggravation du déséquilibre régional. La corruption, l’enrichissement illicite ostentatoire et les passe-droits ont encore attisé les rancœurs et nourrissent les révoltes populaires pendant les dernières années.
La rédaction très laborieuse contestée et très contestable du projet de nouvelle Constitution censée occuper le sommet de la hiérarchie des normes juridiques, garantir les libertés, séparer et équilibrer les pouvoirs et traduire les aspirations de tous les tunisiens pour être en symbiose avec la révolution de la dignité, la liberté et la justice sociale a donné lieu à un texte qui manque de clarté, de cohérence et de précision à plusieurs niveaux. Le mélange des genres est perceptible concernant des questions fondamentales en rapport avec les valeurs républicaines.
Sans doute le préambule du projet de constitution indique-t-il «mus par la volonté de mettre en place une République démocratique participative (?), dans le cadre d’un Etat civil» régie par des lois et dans laquelle le peuple exerce la souveraineté sur la base de l’alternance pacifique au pouvoir et du principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs. Mais il prend bien soin de faire précéder cette disposition par la formule «se fondant sur les préceptes de l’Islam et ses objectifs», placée «on the front line» du texte. Ainsi, au lieu d’être constitutive d’un système d’aménagement du pouvoir, de proclamation et de garantie des libertés fondamentales, la Constitution devient un ordre constitué avec une supra-légalité constitutionnelle religieuse qui pose un problème sérieux de la nature de la « République » que l’on cherche à instaurer.
Deux dispositions retenues dans le cadre des principes généraux retiennent particulièrement l’attention. L’article 1er qui dispose que «La Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la République». Et l’article 2 qui proclame que «la Tunisie est un Etat civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la suprématie de la loi».
La reprise de l’article 1er de la Constitution de 1959, après des mois de vaines discussions sur l’identité de l’Etat, qui était le résultat d’un subtil équilibre politique de l’époque est devenue une option chargée d’un référentiel religieux et idéologique qui s’est ajouté à l’équilibre politique patiemment construit allant jusqu’à le supplanter pour prendre sa place. De même de l’article 2 semble a priori rassurant avec la proclamation du caractère civil de l’Etat qui semble résulter d’une option moderniste, séculière.
Mais ces deux articles sont battus en brèche par d’autres dispositions du projet de Constitution qui participent à leur implosion. C’est le cas d’abord de l’article 141 qui marie étonnamment les paradoxes en excluant toute révision future de la constitution qui toucherait à «l’islam considéré comme religion de l’Etat» ou «le caractère civil de l’Etat». Comprenne qui pourra. En témoignent également les articles 143 et 144 qui disposent respectivement que «le préambule de cette constitution en constitue une partie indissociable» et que «les dispositions de la constitution s’expliquent et s’interprètent mutuellement comme unité cohérente».
Manifestement de telles expressions ne manqueront pas de susciter beaucoup de commentaires et donneront lieu à des difficultés sérieuses d’interprétation.
On relèvera également dans le chapitre de l’aménagement du pouvoir que la référence faite au «principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs» dans le préambule ne trouve pas d’écho dans le dispositif de la constitution, du moins en ce qui concerne l’équilibre des pouvoirs. La lecture des chapitres réservés au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif, les deux pouvoirs politiques, est édifiante à ce sujet. Sans parler du pouvoir judicaire qui suscite à lui seul des commentaires dépassant le cadre de cette réflexion. En guise d’équilibre on a affaire à une hypertrophie du pouvoir gouvernemental et en contre-partie à des pouvoirs limités du Président de la République, réduit à inaugurer les chrysanthèmes comme sous la IVème République en France. Les pouvoirs décriés confiés au Chef d’Etat sous la constitution de 1959, taxés d’être à l’origine de tous les maux, reviendraient-ils sous d’autres formes pour être confiés à d’autres mains dans le nouveaux projet de Constitution?
Quant aux droits fondamentaux et aux libertés, ils font l’objet d’une référence dans le cadre du préambule aux « principes des droits de l’homme universels » et du chapitre 2 qui leur est entièrement consacré avec ses 29 articles. On y trouve certes un étalage des droits de la première, de la deuxième et de la troisième génération ce qui est en soit un progrès. Mais là s’arrête l’apport du projet. En revanche certaines dispositions (les articles 33, 37, 40) retiennent des expressions équivalentes qui n’excluent pas la limitation des droits et libertés proclamés en dépit de l’apport de l’article 48, qui semble circonscrire les limites aux possibilités d’atteinte (législative) à ces droits, relégué à l’arrière plan du chapitre réservé aux droits et libertés fondamentaux.
Mais surtout la référence constitutionnelle aux principes du code du statut personnel est abandonnée dans le nouveau projet et se trouve remplacée dans l’article 7 par l’expression «La famille est la cellule fondamentales de la société et sa protection est confiée à l’Etat». Deux visions diamétralement opposées. De même les proclamations incantatoires d’un bon nombre de droits proclamés ne sont pas self executing. Il ne suffit pas de proclamer qu’un droit est garanti pour qu’il le soit dans les faits. On se demande même si l’Etat a les moyens suffisants pour ce faire.
On relèvera enfin que la référence elliptique aux «principes des droits de l’homme» uniquement dans le préambule semble constituer une concession mineure sans grandes incidences sur une véritable intégration de l’ensemble des conventions internationales pertinentes qui constituent de nos jours un véritable système universellement partagé.
Ces instruments ne renferment pas seulement des principes –si importants soient-ils par ailleurs- mais retiennent aussi des mécanismes de contrôle, des modalités d’application et des procédures de mise ne œuvre de ces droits. C’est-à-dire que les «principes» à eux seuls ne suffisent pas à garantir les droits. Pour un projet qui retient pour devise de la République «la liberté, la dignité, la justice et l’ordre» on aurait pu mieux faire.
En outre ses rédacteurs ne sont pas allés au fond des choses en acceptant de manière explicite «la garantie des libertés fondamentales et les droits de l’homme dans leur acception universelle, globale, complémentaire et indépendante» comme l’a fait l’article 5 de la constitution révisée de 1959 qui était bien en avance sur cette question.
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