Depuis
novembre 2011, les députés s’attèlent à écrire la nouvelle Constitution. Depuis
21 mois, la Tunisie est en crise profonde, économiquement et sociologiquement.
Depuis 21 mois, la société tunisienne est éclatée en plusieurs morceaux –pardon
en plusieurs courants. Depuis 21 mois, des partis politiques se disloquent,
d’autres se forment, sans pouvoir nous sortir de l’impasse.
Au bout du compte, deux assassinats politiques retentissants d’opposants, en
l’occurrence Chokri Belaïd le 6 février 2013, et Mohamed Brahmi, le 25 juillet
2013; mais trois autres morts suspectes : l’opposant Tarak Mekki (en décembre
2012), le représentant de Nidaa Tounès à Tataouine, Lotfi Nagdh, et l’avocat de
Chokri Belaïd, Me Faouzi Ben M’rad (décédé en avril 2013, lire). A chacun de ces
événements tragiques, l’émotion fut grande, accompagnée des mouvements de
protestation de la société civile et des partis politiques. Mais à chaque fois,
dès les premiers moments passés, la tension est vite tombée –ou presque- comme
si rien ne c’était passé.
Rappelons au passage que, dans une interview accordée à Radio Express Fm, le 10
août 2012, Tarak Mekki déclarait en substance qu’à la lumière des “agissements“
du parti Ennahdha au pouvoir (nomination massive de nahdhaouis à la tête de tous
les postes administratifs), il ne croit pas à une quelconque défaite des troupes
de Rached Ghannouchi aux prochaines élections. «Tout indique que les prochaines
élections seront falsifiées et ne seront pas aussi transparentes que celles du
23 octobre 2011», avait-il précisé. On n’en pas encore là, mais tout porte à
croire que nous nous dirigeons vers cette hypothèse.
Cependant, revenons un peu en arrière sur l’assassinat de Chokri Belaïd, en
février dernier. A cette occasion, compte tenu de son ampleur, le chef du
gouvernement d’alors, Hamadi Jebali, proposa un gouvernement dit de
“technocrates“ sans appartenance partisane; accédant ainsi à une demande de
l’opposition. Suite au refus de sa propre formation politique, à savoir Ennahdha,
mais également des calculs politiciens de certains partis ne faisant pas partie
de la Troïka…, il préféra démissionner. Quelques jours plus tard, son ministre
de l’Intérieur, Ali Larayedh, lui succédera à la présidence du gouvernement.
Aujourd’hui, c’est un autre opposant de même tendance que celle de Chokri Belaïd
qui est victime d’un crime odieux, en la personne de Mohamed Brahmi,
coordinateur général du courant populaire et membre de l’Assemblée nationale
constituante et leader du front populaire. Bien évidemment, l’émotion est à son
comble. Mais pour combien de temps!
Dès l’annonce de cet assassinat, les refrains d’un “gouvernement de salut
national“ et de “démission du gouvernement et de l’Assemblée nationale
constituante“ refont surface. Mais cette fois-ci, avec une nouvelle donne tout
de même: le retrait de plusieurs dizaines de députés de l’ANC. A noter cependant
que ces retraits étaient déjà en cours une semaine avant l’assassinat de M.
Brahmi –celui-ci n’a fait qu’accélérer “le processus“.
Dans ce contexte, Nidaa Tounes, dans un communiqué publié jeudi soir, estime
impératif la dissolution de l’ANC et de tous ses pouvoirs et leur remplacement
par un système et des institutions nationales pouvant garantir la continuité de
l’Etat tunisien, l’élaboration d’une nouvelle Constitution, l’organisation
d’élections libres, la lutte contre l’extrémisme et la violence politique et la
condamnation de leurs auteurs.
Et voilà le ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, membre éminent du Mouvement
Ennahdha –dont les bruits annonçaient d’ailleurs, jusqu’au dernier moment, comme
successeur de Jebali à la Primature-, de nous proposer un plan génial tout droit
sorti du ventre de Jupiter pour nous sortir de l’impasse. Ce plan tient en
quatre points: former l’ISIE en deux jours, finaliser la rédaction de la
Constitution en deux ou trois semaines maximum, fixer une date des élections,
fixer la date de fin des travaux de la Constituantes. Avouez que ce plan est
éminemment fantastique. Sauf que cela ressemble beaucoup plus à une nouvelle
manœuvre de diversion qu’à une stratégie de sortie de crise pour le pays. Car ce
que les constituants n’ont pas fait ou voulu faire pendant plus de 20 mois, on
les voit mal l’accomplir en si peu de temps!
A partir de là donc, une analyse pragmatique est nécessaire. D’abord, le
changement d’équipe gouvernementale n’aura servi à strictement rien: l’économie
n’est pas au mieux, la rédaction de la Constitution n’est toujours pas achevée,
la société tunisienne est toujours plus divisée que jamais, l’Instance
supérieure indépendante pour les élections n’est toujours en place, pas donc
d’élections en vue avant 2014, les tensions sociales et politiques se sont
aggravées avec pour point orgue l’assassinat de Mohamed Brahmi…
Ensuite, la corruption à grande échelle conjuguée à une administration aussi
pléthorique qu’incompétente.
Enfin, Ennahdha et ses alliés, à chaque crise, nous sortent le fameux mot
“légitimité“, oubliant que c’est un terme “relatif“ -à durée déterminée-, et qui
doit coller à une réalité tout aussi “relative“ –en fonction de l’atteinte des
objectifs. Oui, tous les membres de l’ANC ont une certaine légitimité à y siéger
pour une tâche et une période bien déterminées: rédiger la nouvelle Constitution
et pendant une année. En clair, ils avaient “signé“ un bail avec le peuple dans
des termes bien précis: une année pour rédiger la nouvelle Loi fondamentale.
En termes juridiques, ce bail est devenu caduc. De ce fait, toujours
juridiquement, les constituants doivent non seulement être démis de leurs
fonctions mais aussi rendre des comptes au peuple… pour non respect des
engagements. Et avec eux, toutes les institutions issues de l’élection du 23
octobre 2011.
Maintenant, en pratique, est-ce possible? Oui dans un sens, car il suffit de le
vouloir pour le pouvoir. Toutefois, nous ne sommes pas sûrs d’avoir quelque
chose de plus viable en termes de sécurité, de bonne gouvernance, de respect des
engagements… Ceci étant, il serait judicieux que l’opposition essaie de
s’asseoir sur la même table et discuter afin de pouvoir parler le même langage
et se fixer les mêmes objectifs. Sans cela, Ennahdha aura toujours une nette
longueur d’avance, à cause de son organisation et sa capacité à lier des
alliances –parfois même contre nature.
Quant à l’opposition, elle a montré depuis l’élection du 23 octobre 2011 son
incapacité à parler de la même voix; chaque parti ou leader d’un parti se
croyant plus apte que les autres à contrer Ennahdha. Et là, nous disons danger:
cela risque de profiter encore une fois à Ennahdha. Et cette fois-ci, ce sera
pour de bon. L’opposition doit se mettre dans la tête, une fois pour toutes, que
personne ne pourra imposer une dictature comme celle qu’on a connue auparavant.
D’ailleurs, une dictature, de quelque nature qu’elle soit, s’impose par la
forme, mais ne peut perdurer que si les gens ont peur.
Donc, le plus important pour l’opposition, aujourd’hui, c’est de savoir se
parler et de se rassembler autour d’une personne, d’un programme à même de
battre Ennahdha. Car individuellement, c’est impossible, et ce malgré les
ratages du parti islamiste, et Dieu seul sait combien ils sont nombreux.
Autrement dit, les ambitions personnelles ne feront que renforcer l’emprise d’Ennahdha
sur la vie politique de la Tunisie et des Tunisiens.