L’unité nationale a volé en éclats, du moins ce qui en restait. La perspective de consensus s’éloigne, désespérément. Le contrat social est rompu. La contestation populaire signifie qu’une nouvelle majorité s’est formée. Celle-ci n’arrive pas à se frayer une voie, d’où ce climat de crise aiguë dans le pays. Gouvernement de salut public et la chute du gouvernement Larayedh demande la rue. La Tunisie serait-elle à l’épreuve d’un brusque retournement de majorité? C’est l’heure de vérité pour la transition.
L’inhumation du martyr de la nation, Mohamed Brahmi, semble avoir fossoyé, hélas!, l’unité nationale. Sournoisement diffusé, le clivage entre laïcs et islamistes a culminé en une division politique béante. Deux blocs populaires se font face, désormais, donnant le sentiment que la Tunisie n’est plus une. Deux projets de société s’opposent. L’ambiance n’est plus au dialogue. Les affrontements entre manifestants et les débordements policiers, vite rattrapés, indiquent que la situation est plutôt électrisée. Va-t-on vers un choc? A l’incertitude s’ajoute l’inconnu. Toutes les options sont ouvertes.
La Fatiha, les “youyous“, et l’ovation d’adieu : Un Islam républicain
Ce fut, certes, une circonstance solennelle que la cérémonie d’inhumation de Haj Mohamed Brahmi. Toutefois, recueillement et ferveur militante ont alterné. On a récité la Fatiha, comme le veut le rituel musulman. Cependant, les youyous n’ont pas manqué et l’ovation d’adieu accompagnait le passage du cercueil. L’islam retrouvait, ce jour, les ardeurs républicaines du temps de la lutte pour la libération. Le socle patriotique se ressoudait. Il se positionnait dans la tradition nationaliste. De fait, il rejetait l’alignement sur le modèle islamiste qui avançait de manière rampante.
C’est d’ailleurs d’une certaine façon, le testament non écrit de Mohamed: la défense de la République nationale. Par conséquent, le ralliement de la même foule au sit-in organisé par le Front de Salut Public “FSP“, allait de soi.
Rappelons que ce collectif formé par les députés dissidents, environ 70 au moment où nous mettons sous presse, tous issus de l’opposition, appelle à la dissolution de l’ANC et des deux institutions qui en découlent, à savoir les deux présidences de la République et du gouvernement.
Par leur initiative «Errhal», ils appellent au sauvetage de la République. Leur solution? Le départ du gouvernement Larayedh et la mise sur pied d’un gouvernement de salut public. Ce dernier superviserait la fin du processus de transition.
Les initiateurs du FSP, après l’assassinat du martyr, considèrent que la Troïka perdait le contrôle de la stabilité du pays et de la sécurité de ses citoyens. Ce climat n’augure pas d’une embellie démocratique mais laissait planer une menace du retour de la tyrannie. Et là ils mettent le holà!
Se soumettre ou se démettre…
En face, les “pro légitimité“. Le gros des troupes Ennahdha et de leurs sympathisants. Ils sont présents, eux aussi, à la place du Bardo, qui ressemble à Place Tahrir. Ils sont activement dopés par un discours musclé de certaines figures du parti. Ils jugent que la Troïka a engagé le pays sur la dernière ligne droite soutenant que le soulèvement populaire va faire dérailler le processus.
Voilà qu’avec des arguments différents, les deux courants parviennent à la même et unique conclusion: le processus est déjà “off track“, disent les initiateurs du Front. Ils rappellent que le parti Ennahdha, sous le couvert de la Troïka, a mis le pays sous coupe réglée. La Tunisie vit le retour du parti-Etat. Ennahdha a mis la main sur l’administration et beaucoup avancé dans le processus de détricotage de l’Etat avec ses réseaux parallèles de sécurité et d’embrigadement des masses.
Le décor se ramène, donc, à une guerre de position où l’on trouve le Front avec le projet de l’Etat national, d’un côté, et de l’autre la Troïka avec un projet aux grosses empreintes islamistes inavouées. La démocratie contre le monolithisme. Dans cette circonstance, le Front a jugé opportun d’engager l’épreuve de force populaire pour une désobéissance civile pacifique en vue de faire tomber les institutions telles des fruits mûrs. Mais cette dynamique est allé, plus vite que la musique car à Sidi Bouzid et peut-être même au Kef et à Gafsa, des comités populaires veulent suppléer les autorités régionales, et a pris dans certaines villes des allures de la “Commune de Paris“.
Le mystère est trop clair
Dans cette confrontation, se profile le spectre de la guerre civile. Comment l’empêcher sachant que les deux blocs campent sur leurs positions, avec rigidité. Ennahdha ne cèdera pas, arguant de la légitimité des urnes. Le Front ne fléchira pas non plus, car il juge qu’Ennahdha, au pouvoir, ne fait qu’appliquer un agenda partisan de préférence aux priorités nationales. Elle s’emploie à garantir les conditions de sa réélection. C’est pour cela qu’elle a doublé l’Etat avec ses réseaux parallèles pour mener la partie jusqu’au bout.
Qui peut régler l’affaire? L’armée s’en tient à sa réserve républicaine. Le ministère de l’Intérieur, malgré les courants opposés qui le traversent, veut simplement s’interposer entre les deux blocs, et faire respecter l’ordre. C’est rassurant! La solution ne sera que politique. Avec Ennahdha, c’est l’instabilité. Avec le Front c’est l’aventure, d’une certaine façon. Ce dernier n’a pas encore de leadership et malgré la formation d’un large socle populaire, les partis n’ont pas su fusionner.
Qui peut trancher ce nœud gordien? .