Le parti islamiste Ennahdha a perdu, le temps de l’assassinat de Mohamed Brahmi, du sit-in du Bardo, de la pression de l’opposition et de l’opinion internationale, son sang froid. Après les déclarations contradictoires des différents leaders du parti islamiste, leurs appels à former un autre gouvernement et autres invitations à l’apaisement, voici qu’Ennahdha se repositionne, refusant toutes négociations avec une grande partie de ses opposants.
Au début de la crise, seul l’ANC était une ligne rouge. Désormais Ali Larayedh est aussi intouchable que son gouvernement. Le seul compromis que fait la Troïka au pouvoir est de s’ouvrir et multiplier les partenaires politiques qui intègreront un gouvernement à former à partir de l’actuel. Une proposition que semble refuser une large partie de l’opposition et des partenaires sociaux de l’exécutif avec comme leader de cette contestation l’UGTT.
Entre temps, Ennahdha a mis les petits plats dans les grands pour réussir une «melyounia» populaire en guise de soutien au gouvernement et à l’ANC. Le parti a tout mis en œuvre afin de mobiliser sa base et bien plus. Pour ce faire, il n’a pas lésiné sur les moyens en ayant recours aux sms, tracts, prêches dans les mosquées, excursions venant de diverses régions de l’intérieur du pays, servant plusieurs milliers d’iftars ramadanesques, mobilisant de gros moyens techniques et logistiques.
Certaines sources et de nombreux témoignages parlent de contrepartie en espèces allant de 20 à 50 dinars pour mobiliser certains jeunes. Ceci dit, sa base a incontestablement travaillé d’arrache-pied pour faire passer un message et un seul. Au langage de la rue, nous sommes aussi forts!
Ennahdha, au pouvoir et dans la rue, déploie donc sa voilure pour absorber la colère et les inquiétudes des Tunisiens non sans avoir, par l’exercice du pouvoir, plombé son quotidien par une gestion gouvernementale fortement contestée et contestable.
Ennahdha que l’on dit coupée, affaiblie et perdant du terrain, a prouvé sa force mobilisatrice et a déployé une partie de ses ressources qu’elle possède un appareil et des muscles pour s’opposer à tout ce qui peut se mettre devant son passage: contrerévolution, opposition, soulèvement, ras-le-bol populaire.
Pire encore, dans sa perception, elle décide qui est peuple et qui ne l’est pas. Elle se fait critique de la transition qu’elle bâtit et qui grince fautes de réformes, de justice transitionnelle, de finalisation du contrat de l’ANC…
Dans ses discours et depuis sa sortie de la clandestinité, Ennahdha alterne les discours mielleux et agressifs, pondérés et excessifs, rassembleurs et séparateurs. Ses leaders, à leur tête Rached Ghannouchi, disent une chose et son contraire, car ils ont besoin d’alimenter autant la division que la peur pour perdurer.
Faudra-t-il pour cela repenser aux déclarations menaçantes de Rached Ghannouchi à la veille du résultat des élections du 23 Octobre? Faudra-t-il se souvenir des propos de ses ministres au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaid? Faudra-t-il se souvenir des menaces au lendemain du premier anniversaire de l’ANC? Faudra-t-il se souvenir des propos de Rached Ghannouchi concernant l’armée, la police, le projet salafiste…?
On dit souvent pour certains types d’homme politique, la conviction d’être aimé, après avoir été détesté ou chassé est un élixir de jouvence. Rached Ghannouchi, en soufflant le chaud et le froid sur la vie politique que traverse la Tunisie, n’a aucun moment privilégié l’intérêt du pays au détriment de son parti.
Rached Ghannouchi et tous les nombreux hommes politiques qui l’entourent n’ont su devenir des hommes d’Etat. Pourquoi? D’abord, parce qu’ils pensent sans cesse aux prochaines élections au détriment du pays, de sa stabilité et du salut de son peuple.
Ensuite, parce qu’ils ne parviennent pas à penser aux nouvelles générations que par leur prisme; c’est-à-dire que l’Etat n’est plus qu’un outil pour garantir et formater la jeunesse d’aujourd’hui, électeurs de demain.
Ce constat est partagé par Jolanare qui est bloggeuse http://jolanare.blogspot.com. Elle s’est immiscée dans la manifestation pro-Ennahdha de La Kasbah et livre un témoignage troublant autant qu’alarmant: «J’ai vu des garçons vêtus de l’uniforme militaire et des petites filles en drapeau, séparés dès leurs plus jeunes âges selon leurs sexes et chantant un hymne national complètement altéré… et l’image la plus choquante est celle où l’on voit des gamins faisant la marche militaire et crier “jondi dawmen mosta3ed“; “soldat garde à vous“. Ce parti fasciste peut faire toutes les manifestations du monde, des leçons de communications magistrales, mais l’embrigadement de ces enfants qui n’ont pas demandé à être là, est tout bonnement scandaleux, d’autant que j’ai entendu des gamins en uniforme pleurer car ils voulaient rentrer et qu’ils étaient fatigués…
Aujourd’hui, nous avons des enfants soldats en Tunisie ; Ces enfants qui annoncent cette nouvelle culture fasciste de la pensée unique, du parti unique, du gourou unique, du Dieu unique… Il ne s’agit pas seulement de lutter pour ou contre le gouvernement, car ces personnes travaillent sur le long terme, sur l’avenir de nos enfants».
La bloggeuse continue son constat: «Le fossé idéologique qui nous sépare ne cesse de se creuser. Or des parents capables d’offrir leurs enfants en pâture, des personnes capables de vendre leurs âmes pour 20 dinars, ne se gêneront pas pour élire les fascistes encore une fois. Nous pouvons avoir toute la bonne volonté du monde, l’argent est le nerf de la guerre et sera celui des élections. Donc oui, les manifestations du Bardo sont spontanées, oui les Tunisiens en ont marre mais oui les Tunisiens sont pauvres et peuvent s’acheter facilement.
Tant que l’opposition continuera à vivre coupée du peuple, tant que les partis progressistes et la société civile seront incapables d’offrir une alternative solide au fascisme rampant, tant qu’elle n’apprendra pas de ses erreurs et n’acceptera pas l’autocritique, demain ce ne sera pas 20 dinars et des bus qui ramèneront les Tunisiens. Ils viendront guidés par le fanatisme dans lequel ils ont été élevés dès leur plus jeune âge».
Que de phrases à méditer, de politiques à trouver, d’actions à mener…