Quasi absentes des plateaux de télévision, les femmes tunisiennes se déploient dans la rue à chaque manifestation ou marche. Qu’elles soient du côté de la Kasbah ou du Bardo, c’est au sein de la société civile, où elles président de très nombreuses associations, qu’elles sont le plus actives.
De fait, elles sont prisonnières d’un rôle de second plan bien que leurs libertés et rôles dans le projet sociétal en construction soient au centre d’un enjeu primordial. Elles ont été au cœur de la révolution, veillent et vivent la transition aux premières loges, pourtant elles restent rares dans le domaine politique. Pourquoi? Qui sont-elles? Comment réagissent-elles à leur non reconnaissance politique?
Les plateaux de télévision et les ondes des radios deviennent exclusivement et traditionnellement féminins deux jour par an; le 13 Août et le 8 mars. Le reste du temps, il faut les chercher. Les femmes rechignent-elles à passer sur antenne ou les journalistes se contentent-ils d’un carnet d’adresses qu’ils finissent par se partager et dont les femmes qui font l’actualité sont-exclues?
Depuis le 14 Janvier 2011, elles sont pourtant nombreuses à marquer le champ social, culturel, sportif, contestataire, révolutionnaire, politique …
Elles sont, pour ne citer qu’elles, Habiba Gheribi, médaille aux JO de Londres 2012; Khaoula Rachidi qui a bravé la violence salafiste pour brandir le drapeau tunisien; Leila Toubel, dramaturge et comédienne, qui crache ses mots et ne compte pas ses coups de gueule et de griefs sur les planches ou à la direction d’un festival de plein air; Nadia Khiari, caricaturiste qui, a travers son «Willis le chat» décortique l’actualité et casse tous les tabous pour préserver la liberté d’expression; Olfa Youssef, universitaire et écrivain, dont les virulents commentaires au sujet de la vie religio-politico-spirituelle tunisienne font la coqueluche des réseaux sociaux; Wided Bouchamaoui, première femme à présider l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA) et qui ne cesse de rappeler que le plus urgent est de mettre la question économique du pays sur la table…
Les femmes sont aussi celles qui, violentées, violées, rebelles, ont marqué les esprits et mobilisé l’opinion publique et internationale, à l’instar de la jeune femme violée par deux policiers, la jeune Amina… Sans oublier celles qui ont perdu maris, frères et enfants tombés par les balles de la violence terroriste ou répressive.
Toutes ces femmes d’exception et tant d’autres font l’actualité d’un pays qui se construit. Les entend-on à souhait? Bénéficient-elles de vrais espaces pour exprimer leurs visions des choses et projets pour l’avenir? Sont-elles forcément et férocement politiques ou antipolitiques? Quid des politiciennes? Pourquoi n’émergent-elles pas? Se sont-elles seulement engagées pour émerger?
Insaf Boughdiri, rédacteur en chef dans une télévision privée tunisienne, qui a brillamment veillé à la création d’un département d’information et de politique avec les évènements du 14 Janvier 20111 sur une chaîne de divertissements, explique: «Au lendemain du 14 janvier, nous avons invité les figures du militantisme comme Amel Grami, Saïda Garache, Bochra Belhadj Hamida, Maya Jeribi, Raja Ben Slama… Ensuite, nous avons fait le choix de solliciter les partis politiques afin qu’ils délèguent leurs représentants en fonction du sujet. L’absence des femmes sur les plateaux révèle leur absence dans le leadership de leur parti. Certaines voix ont même disparu quand elles ont rejoint des partis alors qu’elles auraient dû s’affirmer et monter en influence et puissance».
Pour Insaf Boughdiri, il ne fait aucun doute que les femmes sont ralenties par leurs responsabilités d’ordre familial, leur manque de disponibilité et le machisme de la classe politique tunisienne.
Les télévisions doivent aussi faire des choix liés à l’audimat. Les têtes d’affiches l’assurent alors que les figures à lancer sont moins vendeuses. Les aider à émerger pourrait être de la responsabilité d’une télévision publique. Les partis politiques aussi font leur marché en fonction de leurs ambitions et placent leurs leaders en fonction des émissions les plus populaires.
La scène politique tunisienne est incontestablement monopolisée par les hommes élevés dans un milieu patriarcal à la limite du machisme. Il faut dire que la violence des débats et des propos est telle qu’une femme, qui a souvent le sens des responsabilités et du dialogue autant que celui de la persuasion et du compromis, pourrait ne pas assurer ni le spectacle ni le rôle.
Souvent d’ailleurs, seules celles qui sont d’une rare violence verbale ou légèrement “masculinisées“ arrivent à trouver leur place. Comme si pour être audible, à défaut d’être crédible, il fallait se débarrasser d’une part de sa féminité.
Il faut dire que la scène politique (ou politicienne) tunisienne est rude. Elle a eu la peau des plus dures comme Oum Zyed.
De son vrai nom, Neziha Jeriba, la journaliste manie les mots depuis plus de 30 ans en restant une éternelle indignée contre l’injustice. Co-fondatrice du magazine opposant à l’ancien pouvoir «Kalima», elle est fondatrice du Congrès pour la République (CPR) dont elle démissionne avec fracas alors qu’il arrive au pouvoir au sein de la Troïka.
Connue pour toujours avoir une longueur d’avance sur tous à travers ses diverses positions, comme celle contre la déclaration du 7 Novembre de Ben Ali, alors qu’il était plébiscité de tous, lui valent un statut particulier sur la scène. Qualifiée de «Boussole» de la révolution, elle reste fidèle à elle-même, quitte ses amis de toujours et la politique car elle estime qu’ils se déroutent du chemin menant à la démocratie.
Les femmes sont-elles plus entières que les hommes pour ne pas faire de la politique?
C’est l’avis de Selma Abbou, qui s’est engagée au lendemain du 14 janvier. Présidente de l’Association «Touensa», la dynamique jeune femme est ingénieur de formation et membre du conseil d’administration de l’ATUGE (Association des Tunisiens des Grandes Ecoles). Elle a laissé de côté sa société spécialisée dans les produits du terroir tunisien, TYPIK, pour se consacrer à l’action politique et citoyenne dans laquelle elle se déploie sans relâche. Selima Abbou estime que les femmes sont «trop entières pour accepter de servir autre chose que la Tunisie et les générations à venir… De plus, cette omerta imposée lorsqu’on adhère à un parti est totalement inacceptable pour les femmes libres».
Des femmes comme elles, il y en a des centaines, des milliers qui évoluent au sein de la société civile après un passage cuisant dans la politique. Les partis qui, par manque de ressources, de structurations et de démocratie interne, n’arrivent pas à laisser de la place aux nouvelles figures.
Al Joumhoury, l’ancien «Afek», Nidaa Tounes sont des partis qui se disent mettre les femmes au devant de la scène. Concrètement, combien sont-elles représentées dans les bureaux politiques? Combien sont-elles à peser réellement au sein de leurs partis sans servir de faire-valoir? Quels encadrement, formation et pratique politique leur donne-t-on au sein de leurs structures?
A titre d’exemple, l’Alliance Démocratique n’a qu’une femme dans son bureau politique. Nidaa Tounes laisse peu d’espace aux femmes si bien que mêmes les plus virulentes qui l’ont intégré comme Saida Guarrache ou Bochra Belhadj Hamida s’y sont tues. Ettakatol est composé de 11 femmes sur 41 hommes au sein de son bureau politique. N’est-ce pas suffisamment révélateur de la mentalité ambiante? Quelle place veut-on leur laisser, et sont-elles décidées à prendre pour la reconstruction du pays?
Il va de soit que la lutte Homme/Femme n’est pas la seule caractéristique du paysage politique tunisien.
Le gap générationnel est tout aussi important. Les jeunes sont les plus grands laissés-pour-compte. Que dire alors des jeunes filles engagées dans les partis ou dans les Sections régionales des partis politiques qui en bavent particulièrement car les ainés ne les laissent pas paraître?
Mouna Ben Halima, active au sein du «Bus citoyen», a eu largement le temps d’analyser la situation en parcourant toutes les villes du pays. Pour elle, il ne fait aucun doute qu’une des raisons principales de la crise actuelle, de l’absence des femmes et d’un vrai leadership de façon plus générale sont dues à un conflit de génération.
En attendant de trouver comme le dit si bien Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, «il faut arriver à une révolution sociale profonde qui donnera plus de pouvoir aux femmes, et qui transformera les rapports entre hommes et femmes à tous les niveaux de la société», c’est l’avenir de la Tunisie et de la démocratie qui se jouent.