Des milliers de Tunisiens, et surtout de Tunisiennes, sont descendus, ces jours-ci, dans la rue à Sousse, au Kef, à Sidi Bouzid, à Sfax, à Gafsa, à Siliana … et ailleurs pour crier haut et fort à l’adresse des gouverneurs «Dégage», cri de ralliement des Tunisiens depuis le soulèvement du 14 janvier 2011. Les chaînes de télévision tunisiennes et même étrangères (France 24, Al Arabya…), qui ont largement couvert ces manifestations, y ont pris, à première vue, beaucoup de plaisir en ce sens où elles y ont trouvé une belle matière pour accrocher les spectateurs. Cette hypermédiatisation a mis à nu la persistance de pratiques qu’on croyait désuètes après la révolution.
De prime abord, cette fronde du peuple de l’intérieur contre l’administration centrale suscite moult interrogations sur son timing et bien-fondé.
S’agissant de son timing, elle intervient en consécration de l’appel lancé par le Front de salut national en vue de manifester dans tout le pays pour protester contre la mainmise du parti Ennahdha sur les rouages de l’Etat (80% des responsables locaux et régionaux seraient des nahdhaouis).
Concernant le second volet (son bien-fondé), au regard des déclarations des manifestants, cet acte d’insubordination pacifique est l’expression d’un ras-le-bol d’une administration régionale imposée, incompétente, répulsive et encline beaucoup plus au sabotage qu’au développement.
Selon les chiffres officiels, c’est-à-dire des chiffres gonflés et optimistes rendus publics par les ministres nahdhaouis, les investissements publics programmés dans les régions du pays n’ont jamais été totalement exécutés. Dans certaines régions de l’ouest, le taux d’exécution des budgets de développement n’a guère dépassé les 20-30%. Au plan national sur un budget de développement de 6 milliards de dinars prévus pour 2012, seuls 4 milliards de dinars ont été dépensés.
Pour certaines «mauvaises langues», les gouverneurs nahdhaouis auraient reçu l’ordre de tout mettre en œuvre pour dissuader la mise en œuvre des projets de développement public dans l’objectif d’utiliser les fonds économisés à des fins propagandistes électorales et à leur corollaire, l’achat des consciences.
Ce qui est bizarre et ce qui dit long sur la mauvaise foi de ces gouverneurs, c’est que même l’investissement privé n’a pas échappé à leur tendance fâcheuse à saboter et à décourager le lancement de tout projet devant créer des emplois, sédentariser les communautés rurales et créer de la valeur. Des investisseurs sont allés jusqu’à accuser, publiquement, certains gouverneurs de ne pas encourager ce qu’ils appellent «les investisseurs patriotes» et de leur préférer soit des hommes d’affaires proches des nahdhaouis au pouvoir, soit des étrangers, particulièrement des investisseurs qataris.
Le cas le plus édifiant à ce sujet est manifestement le projet de l’homme d’affaires Hafedh H’maied dans la zone du Krib au nord-ouest. Entamé en 2011, son projet, Royal Drinks (agroalimentaire), va mobiliser un investissement de 60 MDT et créer 2.000 emplois. Il sera réalisé sur un terrain de 4 hectares dont 7.000 m2 bâtis en partenariat avec la multinationale Orangina Sweppes.
Réalisé au fort taux de 85%, ce projet, qui produira pour les marchés local et étranger, aura trois composantes: une unité d’eau minérale “Cristal“ à Ain Soukra, une société de distribution à Siliana et une usine à El krib, spécialisée dans la production d’une gamme de produits (eaux minérales, eaux vitaminées, eaux pour sportifs, jus de fruits sans produits de conservation…).
Selon son promoteur, ce projet accuse un retard de deux ans en raison des tergiversations du gouverneur de Siliana, tergiversations qui lui ont donné «l’impression que plusieurs parties dont les autorités régionales et les lobbies de l’agroalimentaire ne veulent pas que la région de Siliana se développe et que ce projet inédit voie le jour».
Hafedh H’maied, qui s’exprimait sur les ondes de Radio Express fm, estime que le principal obstacle réside dans l’incapacité du gouverneur à trouver une solution au titre foncier du site sur lequel est construite l’usine du Krib.
Ce terrain, acheté dans l’indivision, a fait l’objet d’une opposition d’un maître chanteur propriétaire d’un terrain jouxtant le site de l’usine du Krib lequel, fort d’un jugement de justice interdisant la construction sur un terrain dans l’indivision, exige de Royal Drinks (société gérante de tout le projet), pour mettre fin à son blocage, d’acheter au prix fort son terrain (1,5 MDT pour 7 hectares). «C’est une première en Tunisie, a-t-il-dit, pour avoir un simple permis de construire, une usine doit verser à un escroc 1,5 MDT. C’est du jamais vu».
Hamed H’faiedh, qui a rappelé les nombreuses réunions tenues au plus haut niveau sans résultat tangible, a déploré ces obstacles dues à la «bêtise humaine» qui empêchent une région marginalisée, des décennies durant, de bénéficier d’un investissement aussi significatif.
Il a tiré à boulets rouges sur les autorités régionales (le gouverneur) lesquelles, par leur passivité, laxisme et irresponsabilité, sont peu coopératives et ne font rien pour débloquer la situation.
Ce témoignage illustre de manière éloquente le stade de déliquescence et de dégénérescence auquel a abouti l’administration publique depuis l’accès des nahdhaouis au pouvoir. Ces derniers, par leur méconnaissance de l’histoire du pays et surtout des éternels clivages, entre les régions et l’administration centrale, sont en train de payer le prix et de compromettre, tôt ou tard, leur propre présence dans le pays.