Le ministère de l’Intérieur a nié, dans un communiqué rendu public mardi 3 septembre 2013, les informations portant sur l’interdiction de voyage de toute femme âgée de moins de 35 ans vers l’Algérie, la Libye, le Maroc, la Jordanie, la Syrie et la Turquie.
Pourtant, les cas d’intimidations et de demandes d’autorisations paternelles de sortie du territoire se multiplient. Le point de la situation d’un angle de vue légal avec maitre Maher Boujeh, avocat près la Cour de cassation à Tunis.…
WMC: Qu’est-ce qu’une circulaire? Quelle elle est la différence entre une circulaire et une loi?
Maher Boujeh: La circulaire est un texte qui permet aux autorités administratives (ministre, recteur, préfet…) d’informer leurs services. Il peut s’agir par exemple de faire passer l’information entre les différents services d’un ministère ou du ministère vers ses services déconcentrés sur le terrain.
Quant à la loi, c’est est un terme générique pour désigner une règle, une norme, une prescription ou une obligation, générale et permanente, qui émane d’une autorité souveraine (le pouvoir législatif) et qui s’impose à tous les individus d’une société. Son non respect est sanctionné par la force publique.
La circulaire peut-elle prendre d’autres noms comme «note de service» ou encore «instruction»/ «Tallimet»? Le citoyen y a-t-il accès?
Souvent, les circulaires sont inaccessibles. Elles sont bloquées pour ne pas donner le droit ou l’occasion d’exercer le droit des citoyens à attaquer pour excès de pouvoir.
Dans mon parcours, j’ai eu à traiter d’autres exemples détournés des administrations publiques pour priver le citoyen d’exercer sa citoyenneté. Je citerais celui du ministère de l’Intérieur qui ne délivre pas de décharge ou d’accusé de réception pour bloquer le droit de recours des citoyens.
Il m’a aussi été donné de vivre un cas en déposant un recours gracieux auprès du directeur de la PAF (Police de l’Air et des Frontières) pour un client étranger qui demandait l’annulation d’une note de service le concernant pour une fouille au corps à l’entrée et à la sortie du territoire. Une pratique communément appelée 08 et 06.
Si le citoyen n’a pas accès aux circulaires, comment peut-il s’en défendre? Pour prendre un exemple précis, qu’en est-il du droit des femmes aux voyages? Que vaut cette restriction des voyages qui frappe les femmes de moins de 35 ans d’un point de vue pénale?
En ce qui concerne les restrictions de voyages des femmes de moins de 35 ans, c’est de l’abus de pouvoir flagrant et manifeste. Cette pratique est en contradiction totale avec le Code du Statut Personnel(CSP), avec celui des obligations et des contrats et le Code pénal qui précise l’âge de la majorité.
De plus, n’est-ce pas une atteinte au droit fondamental comme celui de la liberté de circuler?
Absolument. Un de mes clients est venu porter plainte pour atteinte à son droit. Ce n’est ni une femme ni une personne à qui on a demandé une autorisation parentale. C’est juste un jeune homme à qui l’on a demandé un montant conséquent au sortir du territoire tunisien. On l’a bloqué et malmené sous prétexte de «taalimets».
Nous notons ces jours-ci différentes formes d’atteinte aux libertés et à la liberté de mouvement. Nous pouvons même considérer que le timbre de voyage en est une forme plus «soft».
Pour en revenir aux citoyennes subissant ces restrictions, quels sont leurs recours? Cette circulaire est-elle comparable à une forme de ségrégation? Est-ce punissable par la loi?
Aucune circulaire ni loi ne peuvent exiger cette autorisation qui ne repose sur aucun fondement légal.
D’ailleurs, tous les fondements de droit issus de la loi tunisienne ne permettent aucunement de les limiter par de «simples» circulaires. Nous sommes devant un abus de pouvoir, abus de droit, une forme de ségrégation, de non respect des règlements, d’atteinte à la Constitution… Puis-je être plus clair?
N’est-ce pas donc une voie ouverte à tous les abus, au retour à l’Etat de non-droit, à la répression?
Dans un pays dictatorial, les lois sont faites pour vider la Constitution de sa substance. Il faut comprendre que dans ce cas-ci, ce sont les circulaires qui vident à leur tour les lois de leurs substances.
Est-ce donc un problème de mentalités et de pratiques bien plus que de lois?
Exactement. Le problème n’est même pas la circulaire en soi. Ce sont les abus des agents sur le terrain qui peuvent interdire ce qu’ils veulent à qui ils veulent et quand ils veulent qui posent problème. On revient aux traitements à la tête du client avec ses lots de délits de facies, de ségrégations…
Que faire?
Je préconise des plaintes en pénal contre ces agents au lieu de celles contre le ministère en tant qu’entité sauf pour demander des dommages. A partir de là, les agents s’interdiront ces abus sans notes administratives écrites, auquel cas cela donnera l’occasion aux citoyens d’avoir un support légal pour un recours. Ils pourront éventuellement montrer les notes pour justifier de leurs décisions “illégales” et comportements «hors la loi». Comme le non-respect de la loi n°40 du 14 mai 1975 régissant la délivrance des passeports. Ce droit est limité à la demande du parquet ou suite à une atteinte sérieuse à la réputation de la Tunisie (art 13). Malgré cela, toute personne demandant l’émission d’un passeport avec des antécédents judicaires se voit automatiquement demander un bulletin numéro 3 vierge, avec ce qui s’en suit comme démarches liées à l’amnistie ou à la radiation des peines inscrites après un certain délai auprès du ministère de la Justice. Cela peut être, à mon sens, assimilé à une double peine illégale d’autant plus qu’elle n’est inscrite nulle part!
Il faut rappeler aussi que la seule autorité qui peut interdire la sortie du territoire à un ressortissant reste la justice. Le ministère de l’Intérieur peut interdire le voyage pour des considérations de sécurité national dument justifiées. Ces restrictions sont alors nominatives et ne peuvent porter sur des catégories de gens.
Cette restriction faite aux femmes ne place-t-elle pas la Tunisie dans la catégorie des pays qui malmènent les femmes et méprisent leurs citoyens?
Cette limitation est tellement scandaleuse et révoltante qu’on se sent revenir à l’âge de la pierre. C’est aberrant de voir la Tunisie revenir en arrière comme certains pays arabes qui exigent l’autorisation d’un parent ou l’accompagnement d’un «Mahram» pour pouvoir quitter le pays.
Si on ne fait rien contre cette circulaire, qui fait autant de bruit, dont tout le monde parle et que personne n’a vu, ce sera un premier clou dans le cercueil de nos acquis et surtout dans ceux de la femme tunisienne.
Il ne fait aucun doute que la dictature et les passe-droits sont sortis par la porte un certain 14 janvier pour revenir juste après par la fenêtre!